fbpx
Catégories
Textes divers

Big Wolf’s Backyard Ultra : micromissions, âpres négociations et bris de table!


« Mais toi, c’est quoi le plaisir que tu viens chercher ici?* »

Je ne me souviens pas du moment précis ni des circonstances exactes qui ont amené une inconnue à me poser cette question, mais le Big Wolf’s Backyard Ultra venait à peine de commencer, du moins pour moi et le groupe de trois coureuses dont faisait partie cette inconnue. Je me souviens toutefois que l’échange a eu lieu avant le sixième aller-retour, un moment marquant dans la compétition, du moins selon mes observations.

Cette marque, le sixième aller-retour, peut certes sembler un peu étrange. Les participants avaient alors officiellement un peu plus de 33 kilomètres au compteur et étaient en voie d’en ajouter 6,7 autres pour franchir la barre des 40 kilomètres. Ils se trouvaient donc à un moment de l’épreuve que rien de très particulier ne caractérisait, sinon que l’atteinte du seuil psychologique du marathon semblait à la fois imminente et lointaine.

Toutefois, sur le terrain, un parcours qui chevauchait les municipalités de Cacouna et de L’Isle-Verte, dans le Bas-Saint-Laurent, le contraste par rapport aux allers-retours précédents était frappant. Mon constat ne tenait qu’à une seule raison, mais elle était péremptoire : les participants qui discutaient allégrement étaient beaucoup moins nombreux. Un silence assez généralisé s’était soudainement installé parmi les coureurs, une sorte de résignation collective.

La journée était magnifique. Il s’agissait de l’une de ces journées d’été chaudes et ensoleillées qui flirtent avec la canicule. Les sections de parcours à l’ombre étaient rares, mais des vents rafraîchissants atténuaient la chaleur, au grand soulagement des coureurs.

Habitué à courir torse nu, j’ai renoncé à porter un chandail avant le début du premier aller-retour. Je ne l’ai revêtu que lorsque des moustiques affamés de sang humain – principalement le mien, m’a-t-il semblé – sont apparus en très forte supériorité numérique avec le déclin du soleil pour se repaître de ce qui leur paraissait probablement être un buffet à ciel ouvert.

Au sixième aller-retour, quelques autres coureurs avaient décidé de courir à torse découvert; les coureuses portant un soutien-gorge sport étaient devenues plus nombreuses. La cadence des participants, dans leur ensemble, avait ralenti quelque peu. En bref, les effets de la chaleur étaient manifestes. Mais le changement dans l’atmosphère, ce soudain silence généralisé chez les participants, n’était pas attribuable à la chaleur. Du moins, pas entièrement.

En réalité, les participants venaient de comprendre que la tâche à laquelle ils s’étaient attelés quelques heures auparavant allait devenir considérablement plus éprouvante. Frappés de plein fouet par cette prise de conscience, plusieurs coureurs se sont retranchés dans le silence.

Personnellement, j’ai ressenti un certain plaisir en constatant que l’atmosphère était devenue un peu plus « normale » pour les circonstances. « Voilà à quoi est censée ressembler cette course : quelque chose de difficile à réaliser », me suis-je dit.

Qu’importe que la journée soit magnifique, ou que les coureurs soient aux anges de pouvoir enfin renouer avec les événements de course à pied après une longue interruption pour cause de pandémie, le Big Wolf’s Backyard Ultra ne serait pas une partie de plaisir.

« Je ne carbure pas au plaisir. Je carbure plutôt… à la satisfaction du travail accompli », ai-je expliqué à l’inconnue.

En toute honnêteté, s’il avait fallu que j’abandonne le Big Wolf’s Backyard Ultra dès l’instant où je n’avais plus de plaisir, j’aurais probablement arrêté quelques heures après le sixième aller-retour. Le plaisir que j’avais ressenti lors de la « normalisation » de l’ambiance s’était estompé et avait cédé sa place à un certain découragement.

Deux semaines auparavant, presque jour pour jour, j’avais effectué une sortie de 50 kilomètres en préparation pour cette compétition. J’avais bouclé cette séance d’entraînement en un peu moins de cinq heures. Au Big Wolf’s Backyard Ultra, j’ai dû patienter jusqu’à la mi-parcours du huitième aller-retour pour atteindre cette marque!

Fort heureusement, je suis parvenu à me rabattre sur une solution qui m’a permis d’oublier le fait que les kilomètres s’accumulaient à une lenteur démoralisante : les micromissions.

À l’instar de tous les autres participants, je profitais des quelques minutes dont je disposais avant le signal de départ de l’aller-retour suivant pour boire, manger et me reposer. J’utilisais également ces courts moments de repos pour exécuter quelques tâches moins essentielles, mais néanmoins importantes à mes yeux.

Pendant plusieurs allers-retours, j’ai ainsi consacré une bonne partie du temps à penser à ce que j’allais manger, et dans quel ordre, et à déterminer quelles tâches j’accomplirais, et dans quel ordre, après avoir regagné l’aire de départ et d’arrivée. Les décisions auxquelles aboutissaient ces monologues intérieurs se matérialisaient ensuite en gestes, soit des micromissions.

Par exemple, manger en priorité les tranches de fromage et de jambon que j’avais achetées pour le souper de la veille pour éviter de les perdre. Préparer une bouteille d’eau avec des électrolytes. Lire quelques passages de l’Art de la guerre. Remplir ma cruche à eau. Retirer mes sous-vêtements pour les laver grossièrement et enfiler des sous-vêtements propres – oui, j’ai fait du lavage, une micromission d’une importance capitale!

Grâce à ces micromissions, les 12 premières heures de la compétition se sont écoulées somme toute assez rapidement.

Puis, la nuit est arrivée.

« Ah! OK!, a poursuivi l’inconnue. Et qu’est-ce que ça veut dire pour toi? »

Lors de ma préparation pour le Big Wolf’s Backyard Ultra, j’avais estimé que l’épreuve durerait environ 40 à 48 heures. Je m’étais donc conditionné à l’idée de courir et marcher pendant environ deux jours.

Pour bien signifier mes intentions à mon amoureuse et à mes enfants, j’avais écrit, dans la case du 17 juillet du calendrier familial, les mots suivants : « Pops court jusqu’à la mort ». Tel était mon état d’esprit au cours de mes entraînements de préparation et pendant les premières heures du Big Wolf’s Backyard Ultra.

« Être le vainqueur », lui ai-je répondu en souriant.

Puis, la nuit est arrivée.

Les micromissions avaient perdu de leur puissance mobilisatrice. L’accumulation de la fatigue commençait à peser. La grotte des souffrances m’avait aspiré. J’ai donc passé une bonne partie de la nuit à négocier âprement avec moi-même pour me rendre à 160 kilomètres, pour tenir le coup pendant 24 heures.

Le pendant négatif du plaisir est sa nature éphémère, un vice fondamental. Et lorsque la fatigue physique et mentale est déjà bien installée et qu’elle gangrène tout sur son passage, le plaisir est encore plus fugace.

Ce n’est pas le plaisir qui m’a permis de traverser la nuit, mais plutôt une ferme volonté de résister pendant 24 heures et d’atteindre la marque des 160 kilomètres. J’avais progressivement renoncé à « courir jusqu’à la mort ». Aucune autre concession de ma part n’était envisageable. Vingt-quatre heures. Cent soixante kilomètres.

J’ai donc poursuivi le travail pour pouvoir goûter à une certaine « satisfaction du travail accompli », mais je savais qu’elle ne suffirait pas pour effacer ma déception. Je ne m’étais pas encore retiré de la compétition, mais j’étais déjà déçu de ma performance.

Heureusement pour moi, peu après avoir abandonné le Big Wolf’s Backyard Ultra, un incident mémorable m’a permis d’ajouter une belle tranche de vie tragicomique à mon cheminement de coureur sérieux et d’atténuer quelque peu ma déception.

Après m’être retiré de la course, je n’avais qu’un seul et unique désir : m’allonger dans ma tente. Mal m’en prit : mon abri était entièrement exposé au soleil!

L’inévitable s’est rapidement mis en branle, et j’ai commencé à cuire. Je savais que je devais sortir de ma tente le plus rapidement possible, mais j’ai tardé à m’exécuter. Après un certain moment, je suis parvenu à rassembler ce qui me restait de force et de courage pour sortir et m’asseoir sur ma chaise pliable. Trop peu, trop tard : j’avais alors déjà atteint le degré de cuisson « bien cuit ».

Quelques (trop brefs) instants plus tard, l’organisateur en chef de l’événement, Yvan L’Heureux, m’invitait à l’accompagner à la tente de l’organisation pour qu’il puisse me remettre ma médaille et mon chandail de « perdant ». Je me suis donc levé pour le suivre, mais plus j’enchaînais les pas, plus je me sentais faible, et plus les parcelles de vigueur qui m’habitaient encore disparaissaient.

Puis, pendant un très bref instant, j’ai cessé d’exister. Pendant ce court moment d’absence, je me suis fracassé la tête sur une table! Quand je suis revenu à la vie, j’étais dans les bras d’Yvan!

Les membres de l’équipe d’organisation et les bénévoles qui se trouvaient à proximité se sont immédiatement précipités pour me venir en aide. Plusieurs autres personnes se sont approchées pour voir ce qui se passait. En l’espace de quelques secondes, j’avais été déposé sur une table du style « pour les éclopés » et j’avais les jambes surélevées, un sac de glace sur la poitrine et une bouteille de solution de réhydratation aux lèvres!

Peu après, j’engloutissais quelques muffins maison aux bananes et aux pépites de chocolat tout aussi délicieux que revigorants. Offerts par une très gentille et sympathique bénévole, ces muffins figuraient parmi les meilleurs que j’avais mangés de toute ma vie!

Sur la table réservée aux éclopés, j’ai constaté avec grand amusement que j’avais brisé une partie de la table en la heurtant avec ma tête! Fort heureusement, il semblerait que quelqu’un ait réussi à la réparer!

Source : Page Facebook du Big Wolf’s Backyard Ultra

Ironiquement, les moments que j’ai passés sur cette table pour éclopés étaient fort agréables, et j’ai quitté les lieux de l’événement avec un sourire aux lèvres! Au moment d’écrire ces lignes, une semaine plus tard, l’incident me faisait encore rire… À mon plus grand plaisir!


*Il se pourrait que les paroles rapportées dans ce texte ne correspondent pas aux mots exacts qui ont été prononcés. Toutefois, l’esprit de l’échange, lui, est fidèle à la réalité.