Je n’en étais pas à ma première expérience, mais la poussée d’adrénaline et d’anxiété s’est produite dès que j’ai mis les pieds à l’extérieur. Index prêt à appuyer sur le bouton Démarrer de ma montre, j’ai immédiatement senti mon cœur battre la chamade et l’inquiétude me gagner. Le moment de courir était arrivé.
Curieusement, s’il y avait un moment où la décharge d’adrénaline et la montée d’anxiété auraient dû être modérées, c’était bien lors de ces premiers instants de la sortie. Les risques que je sois pris sur le fait par des policiers en patrouille au moment même où je sortirais de chez moi étaient, tout au plus, négligeables.
Bien qu’il soit ici question de course à pied et de record personnel, il ne s’agit ni d’anxiété de performance ni d’une montée d’adrénaline du type de celles qui se produisent juste avant une compétition. Il est ici plutôt question de quelque chose qui s’apparente à un mécanisme de réaction instinctif et profondément ancré chez l’être humain. J’avais l’impression d’être devant l’alternative à laquelle faisaient face nos plus anciens ancêtres lorsqu’ils étaient en danger : lutte ou fuite.
Je n’avais toutefois aucun agresseur à combattre, seulement un record personnel à établir. J’étais seul à l’extérieur, en plein milieu de la nuit, l’une des plus froides de l’hiver jusqu’alors. Une seule possibilité s’offrait à moi : la fuite. J’ai appuyé sur Démarrer et je me suis mis à courir.
Après quelques pas à peine, mon attention a dévié de l’emprise d’adrénaline et d’anxiété sous laquelle j’étais tombé pour se porter sur une observation consternante dans les circonstances : le vacarme terrible que causait l’impact de mes foulées.
Chaussées et trottoirs étaient enneigés, et le crissement de mes foulées sur la neige était tonitruant. En fait, non seulement ce crissement était-il retentissant, mais il se répercutait dans une sorte de tunnel d’échos qui s’étendait sur plusieurs dizaines de mètres devant moi et avalait chacune des maisons sises le long des deux côtés de la rue au fur et à mesure que j’avançais.
Quelques secondes à peine s’étaient écoulées, et, à mon grand désespoir, j’avais déjà dérogé au mot d’ordre de cette sortie : discrétion absolue.
Même le bruit de ma respiration me semblait assourdissant. J’ai relevé mon cache-cou jusqu’à l’arête du nez pour étouffer le bruit. Après tout, le froid était saisissant, soit -30 °C avec le facteur de refroidissement éolien.
J’ai poursuivi ma route, totalement impuissant face au vacarme terrible que je causais et tourmenté par une phrase que j’entendais en boucle dans ma tête : « C’est sûr que j’ai réveillé quelqu’un… »
Le moment où les risques d’être pris en flagrant délit deviendraient réels pour la première fois de la sortie s’est vite présenté à moi. Quelques dizaines de mètres plus loin, je suis arrivé au point de croisement de la rue sur laquelle j’habite, plutôt tranquille, et d’une rue à double sens considérablement plus passante.
Lors de mes expériences précédentes, des véhicules étaient stationnés tout près de cette intersection, ce qui m’avait permis de m’approcher du croisement avec précaution et, surtout, à l’abri du regard d’éventuels policiers ou mouchards.
Cette fois-ci toutefois, j’étais entièrement à découvert. J’ai ralenti, passé de la course à la marche, puis je me suis arrêté. Après avoir jeté un coup d’œil d’assurance dans les deux sens de la circulation, j’ai repris un pas de course pour m’engager sur cette rue « dangereuse ».
Produire un vacarme terrible comporte un inconvénient majeur lorsque l’on tente de courir clandestinement en plein milieu de la nuit : le son des véhicules qui s’approchent au loin derrière soi est presque imperceptible. Dans les circonstances, une seule solution s’impose pour éviter de se rendre compte de l’arrivée d’une voiture trop tard pour se cacher, à savoir tourner la tête à intervalles réguliers et assez rapprochés pour surveiller ses arrières.
J’ai donc recouru à cette stratégie jusqu’à ce que je gagne un parc situé non loin de chez moi. J’ignore si une personne a été témoin de cette scène. Mais si tel a été le cas, il aurait été tout à fait raisonnable de sa part qu’elle en déduise que j’étais un évadé de prison en fuite…
D’aucuns pourraient croire que les parcs sont les lieux les plus sûrs pour courir dans la clandestinité la nuit. J’en étais d’ailleurs parfaitement convaincu, jusqu’à ce qu’un incident, survenu presque un an auparavant, me convainque du contraire.
Las de devoir constamment surveiller mes arrières, et craignant de subir une entorse cervicale à force de tourner la tête brusquement, j’avais abandonné rues et trottoirs pour m’engager dans un parc. J’y étais depuis quelques minutes déjà, et l’adrénaline et l’anxiété avaient cédé leur place à une quiétude qui confinait à l’insouciance.
Tout à coup, j’ai aperçu un homme un peu plus loin devant moi qui s’affairait à l’entretien d’une patinoire extérieure. J’ai tout d’abord figé de stupeur. J’ignorais que ces travaux s’effectuaient à une heure aussi précoce de la journée! Il était alors environ 4 h 20, et je devais patienter encore une quarantaine de minutes pour ne plus avoir à me soucier des policiers et des mouchards. Or, cet homme, comme d’ailleurs toute autre personne qui aurait pu se trouver à l’extérieur en même temps que moi, était un mouchard potentiel.
J’ai vite repris un pas de course, mais en changeant de direction pour quitter le parc le plus rapidement possible. Je venais à peine de quitter les lieux et traversais le stationnement d’un grand bâtiment en direction d’un boulevard lorsque j’ai réalisé que sur cette voie de communication se trouvait, quelque 500 mètres plus loin… un poste de police!
J’ai hésité et tourné en rond quelques instants dans ce stationnement, avant de décider qu’il valait mieux rebrousser chemin et traverser le parc comme je l’avais prévu à l’origine.
Fort heureusement, j’ai réussi à poursuivre mon chemin en passant à quelques dizaines de mètres seulement d’un mouchard potentiel sans qu’il regarde dans ma direction. J’ignore si l’homme n’a pas remarqué ma présence ou s’il a feint de ne pas me voir. Je sais toutefois qu’il a été avalé par le tunnel d’échos assourdissant que j’ai dû traverser…
C’est dans ce même parc, près d’un an plus tard, lors de cette sortie nocturne dans un froid saisissant où j’étais en quête d’un record personnel, que j’allais vivre l’une des plus grandes frousses de ma vie de coureur, séances clandestines et parfaitement légales confondes.
Je venais d’entrer dans ce parc et devais absolument satisfaire un besoin naturel, un « numéro un » en l’occurrence. Je me suis approché d’un arbre en bordure du sentier pour me mettre à la tâche. Mon corps venait à peine de se détendre à la faveur des premiers instants de soulagement que je fus frappé d’effroi en levant la tête : un homme se tenait à quelques mètres à peine devant moi.
Il faisait noir, et je ne parvenais pas à voir distinctement son visage. Mais il était là, immobile, et me fixait. Nous nous sommes regardés quelques brefs instants dans un silence des plus absolus, puis il s’est tourné et s’est éloigné en marchant.
J’étais à la fois effrayé et mal à l’aise. La situation était tout aussi troublante qu’embarrassante, et je ne savais pas trop comment réagir. Sur un ton un peu hésitant, et tandis que j’urinais encore, j’ai lancé : « Ça va? »
L’homme s’est arrêté brusquement, puis s’est retourné pour me fixer de nouveau. Il est resté parfaitement immobile pendant quelques instants, puis s’est retourné et s’est remis à marcher.
J’ignore pourquoi, mais j’ai jugé sensé de tenter d’amorcer un dialogue avec lui, comme si je craignais qu’il ne m’ait pas entendu la première fois. Mais cela était tout à fait impossible, et j’en avais parfaitement conscience. Quelques mètres à peine nous séparaient, et nous étions seuls dans le silence de la nuit. « Ça va? » lui ai-je de nouveau demandé.
Cette fois-ci, l’homme m’a ignoré et a continué à s’éloigner. Mon instinct m’exhortait à me remettre à courir pour quitter les lieux le plus promptement possible. J’ai bâclé l’étape où le mâle de l’espèce humaine secoue un peu pour faire tomber les dernières gouttes et j’ai obtempéré.
Au cours des instants qui ont suivi, une question me tarabustait : que faisait cet homme tapi dans l’obscurité d’un parc à 3 h 45? Je me suis mis à soupeser différentes possibilités pour trouver une réponse et expliquer l’incident. Dans la foulée, quelques débordements d’imagination se sont produits, et l’une de ces possibilités s’est imposée.
Le parc en question abrite une petite population de coyotes. Peut-être s’agissait-il d’un chasseur? Je n’avais vu aucune arme. Toutefois, un homme caché dans un parc au milieu de la nuit est forcément armé. Peut-être l’homme avait-il dissimulé son arme sous son manteau. À la thèse du chasseur s’ajoutait donc celle d’un tireur embusqué. J’ai accéléré.
Ce n’est qu’après avoir quitté le parc et renoué avec les chaussées et les trottoirs que j’ai retrouvé un certain calme. J’avais très rigoureusement pris soin de tourner la tête à intervalles réguliers et assez rapprochés pour surveiller mes arrières. J’avais ainsi la certitude de ne pas avoir été pourchassé par un chasseur ou un tireur embusqué.
J’ai passé l’essentiel du reste de la sortie à réfléchir à cet incident et à m’interroger. Ce n’est qu’une fois de retour à la maison que j’ai trouvé une explication plus rationnelle et donc plus plausible.
L’homme tapi dans l’obscurité était probablement un randonneur qui marchait clandestinement dans la nuit. Échaudé par le vacarme terrible que causait l’impact de ses pas sur la neige, et voulant éviter les policiers en patrouille et les mouchards potentiels, il avait préféré ce parc aux rues et aux trottoirs. Soudainement, il a entendu un bruit. Il s’est arrêté pour écouter d’une oreille plus attentive. L’inquiétude s’est immédiatement emparée de lui : ce bruit, des crissements de foulées sur la neige, s’approchait rapidement de lui. Son instinct lui hurlait qu’il était sur le point d’être avalé par quelque chose qui ressemblait à un tunnel d’échos. L’anxiété et l’adrénaline étaient à leur paroxysme. L’homme devait choisir entre deux possibilités : lutte ou fuite. Il a décidé de quitter le sentier pour se fondre dans l’obscurité…
Lorsque j’étais de retour au point de départ de ma sortie, policiers en patrouille, mouchards potentiels, vacarme terrible et crainte d’être abattu par un chasseur m’ayant confondu avec un coyote n’avaient plus aucune importance.
J’ai appuyé sur le bouton de ma montre pour arrêter le chronomètre, heureux de confirmer ce que je savais depuis 20 minutes déjà : 1 heure 30 minutes de course à pied en violation du couvre-feu.
Un record personnel!