fbpx
Catégories
Textes divers

Courir dans la douleur pour (éventuellement) guérir – Partie 2

J’ai conclu la première partie de ce texte en racontant que j’avais récemment découvert que la frontière entre « posture de course intacte » et « posture de course altérée » était beaucoup plus vaste que je ne le croyais. Cette découverte m’a placé devant l’alternative suivante : cesser de courir pour favoriser la guérison d’une blessure, ou demeurer fidèle à la voie du coureur sérieux.

Vers la mi-décembre, une douleur est apparue à mon genou droit. Elle se manifestait seulement lorsque je courais, mais demeurait présente du début jusqu’à la fin de mes sorties, bien qu’à des degrés d’intensité variables d’une journée à l’autre, et se faisait sentir un peu plus intensément lors des séances avec de la vitesse.

Cette douleur n’avait toutefois rien de très alarmant. En outre, depuis quelques semaines, j’avais augmenté mon volume d’entraînement pour franchir la barre des 6000 kilomètres en 2020; j’étais proche de l’objectif, et je tenais absolument à l’atteindre. J’ai donc fait ce qui s’imposait : continuer à courir. Telle est la voie, après tout.

Puis, un matin, vers la fin de la première semaine de janvier, je fus frappé, dès le début d’une sortie, par le manque de fluidité de mes foulées. La veille, j’avais effectué une séance avec des intervalles; je me suis donc dit qu’il s’agissait des contrecoups de cette sortie. La douleur au genou en tant que telle n’était pas devenue plus intense, mais j’avais une impression de déboîtement dans la partie supérieure de la jambe. Quelque chose ne tournait pas rond. Ma posture était légèrement différente, mais pas assez pour me convaincre de m’abstenir de courir. J’ai donc effectué la longue sortie que j’avais prévue, me disant, de temps à autre, que l’accumulation des kilomètres aiderait à remettre les choses à leur place – ce dont j’avais d’ailleurs déjà été témoin auparavant.

Dans les jours qui ont suivi, la douleur au genou est demeurée stable, mais elle a commencé à irradier vers la partie supérieure de la cuisse. J’ai continué à courir, et la douleur s’est étendue à la région de l’aine. Puis, un matin, en courant quelques foulées pour vérifier si je pourrais courir un peu plus tard dans la journée malgré les douleurs, j’ai constaté que je courais en boitillant. J’ai décidé de m’en tenir à ma ligne de conduite – prendre une journée de repos, davantage s’il le faut, si une douleur me force à changer ma posture de course habituelle – et je pris une journée de congé.

Normalement, le fait que la douleur se soit propagée du genou à la cuisse, puis à l’aine et me force à changer ma posture m’aurait convaincu de prendre davantage qu’un seul jour de repos. Toutefois, le souvenir d’une semaine d’entraînement qui avait été ponctuée de diverses douleurs m’est revenu à l’esprit et m’a incité à reprendre la course après une seule journée chômée.

Quelques mois auparavant, lors d’une sortie matinale, je m’étais heurté un mollet contre un montant métallique d’une clôture ébréchée par où je m’étais introduit pour traverser un chemin de fer à une gare de train de banlieue. Après avoir monté une petite bute qui donnait accès directement à la voie ferrée, j’ai soudainement aperçu des gardiens de sécurité. Les lieux étant réservés aux usagers, et les intrus, passibles d’une amende, je me suis retourné prestement pour rebrousser chemin tout aussi vivement et ainsi échapper à la vigilance des agents. Malheureusement, j’ai omis de calmer mon ardeur avant de repasser par la brèche…

Mon mollet est resté endolori pendant deux jours, mais j’ai continué à courir malgré les douleurs à cette partie du corps très sollicitée lors de la course à pied. À ce moment-là, je courais avec des douleurs à un genou, à un muscle fessier et à une hanche depuis quelques jours. Les douleurs ne me forçaient pas à changer ma posture de course, mais l’accumulation de ces maux m’aurait, en temps normal, incité à prendre au moins une journée de congé pour accélérer le processus de guérison.

Mais, j’hésitais. Le désir de découvrir jusqu’à quel point mon corps serait capable d’encaisser les coups était impérieux. La pensée suivante a scellé l’issue de mes pourparlers intérieurs : « Ça passe, ou ça casse. »

Ces douleurs ont toutes disparu assez rapidement, et le souvenir que j’ai gardé de cette semaine d’entraînement est celui d’une période d’expérimentation qui m’a éveillé à des perspectives nouvelles en matière de pratique de la course à pied en présence de douleurs. Aussi, je suis resté dans l’expectative d’un moment où je pourrais poursuivre cette démarche d’expérimentation.

Voilà pourquoi, lorsqu’en janvier, des douleurs m’ont forcé à courir l’espace de quelques foulées en boitillant, j’ai décidé de ne m’accorder qu’une seule journée de repos. J’étais cependant bien conscient que la nature des douleurs était tout autre, en ce qu’il s’agissait d’une blessure liée à la course à pied – très probablement attribuable à la hausse du volume d’entraînement dans les dernières semaines de 2020 –, et non pas à un bête accident

Dans les jours qui ont suivi cette journée de repos, les douleurs à l’aine ont disparu, mais celles au genou et à la cuisse ont persisté. Le scénario était généralement le suivant : la vivacité des douleurs était à son comble dès les premières foulées et déclinait progressivement au fil de la séance. Les douleurs se manifestaient parfois plus intensément au genou, puis dans la cuisse, ou vice versa, se succédant comme deux acteurs se donnent la réplique dans un film. Pour courir avec une plus grande aisance et trouver une certaine tranquillité d’esprit, je devais parfois patienter plus d’une heure.

J’ai rapidement constaté que je courais parfois, et sans l’avoir voulu consciemment, en amortissant très légèrement les foulées de ma jambe droite pour atténuer les douleurs. Lorsque je prenais conscience de cette intervention, je trichais, c’est-à-dire que je me forçais à adopter une posture qui me donnait l’impression de « courir comme d’habitude ». Je posais alors ma jambe droite sur le sol avec un peu plus d’impétuosité pendant quelques foulées, question d’égaliser les choses.

Je suis resté dans cette zone floue entre « posture intacte » et « posture altérée » pendant quelque temps. Vers la mi-février, le bout du tunnel a commencé à poindre, mais j’ai dû attendre la fin mars pour avoir la quasi-certitude d’être parvenu à traverser cette mauvaise passe. Dans l’intervalle, j’ai eu le temps de réfléchir, de m’inquiéter et de rêvasser…

Entre autres choses, j’ai repensé à cette soirée où la combinaison d’étirements et de quelques verres de vin m’avait doté, le lendemain, de deux mollets usés de manière égale (lire la première partie de ce texte). Ces moments de réflexion m’ont amené à me dire que mon genou et ma cuisse avaient peut-être besoin d’un traitement de choc.

J’ai donc décidé d’enchaîner, en l’espace de quelques jours, trois séances d’entraînement difficiles, mais de nature différente, à savoir une longue sortie en endurance fondamentale de 40 kilomètres, une séance avec un intervalle rapide de 20 minutes (avec l’objectif de parcourir 5 kilomètres) et un entraînement en montagne de presque trois heures pour accumuler des mètres de dénivelé positif et négatif.

Malheureusement, ce traitement de choc n’a pas apporté la guérison escomptée, et je suis demeuré dans cette zone floue entre « posture intacte » et « posture altérée », trichant lorsque la situation le commandait.

En revanche, mon état ne s’est pas aggravé; je savais donc que j’étais sur la bonne voie et j’ai gardé espoir.

Toutefois, mon optimisme était parfois saboté par les interventions du partenaire le plus fidèle du coureur sérieux, celui dont je parle dans PTVTCS : cette voix intérieure qui s’exprime à coups de pensées négatives et démoralisantes. Alors, je m’inquiétais. Je craignais d’aggraver mon état au point de me mettre sur la touche pendant une période prolongée.

Ces inquiétudes m’ont amené à envisager de consulter un professionnel de la santé. Mais j’ai refusé de me rendre à cette idée : je savais exactement comment se déroulerait la consultation.

Après quelques questions d’usage, ce professionnel de la santé jetterait son dévolu sur l’une des blessures au genou ou à la cuisse les plus fréquentes chez les coureurs. Après tout, mes douleurs ne se manifestaient que lorsque je courais.

Il me ferait ensuite part de sa recommandation : arrêter de courir pendant quelques jours, voire une semaine ou deux. Après tout, mon état n’était pas suffisamment grave pour l’inciter à envisager un examen plus approfondi.

Je pouvais m’accommoder sans problème du diagnostic; ce qui me rendait réticent à consulter était plutôt la recommandation, c’est-à-dire un conseil qui irait à l’encontre de la voie du coureur sérieux. Après tout, il est peu probable qu’un professionnel de la santé me dise ce que je voulais entendre : « À mon avis, vous devriez continuer à courir. Ça finira par passer. »

En fait, il était beaucoup plus probable que ce professionnel de la santé me trouve imbécile de m’être obstiné à courir malgré les signaux d’alerte et les échanges de répliques de mon genou et de ma cuisse. Si une telle réflexion venait à traverser son esprit et qu’il m’en fasse part, je n’aurais d’autre choix que de partager cette opinion. Après tout, je n’avais aucun argument contraire raisonnable à faire valoir.

À moins que ce professionnel de la santé ne soit, lui aussi, un coureur sérieux…

Dans ce cas, je pourrais tenter d’infléchir son opinion à mon sujet en lui rappelant que « le lot quotidien du coureur sérieux est constitué de toutes sortes de petits désagréments physiques qui se manifestent çà et là dans son corps, mais qui n’empêchent pas la pratique de la course à pied[*]. »

Coureur sérieux lui aussi, il saisirait tout sur-le-champ et me le signifierait par un hochement de tête et un sourire de complicité.

Puis, tandis que je quitterais son cabinet de consultation, au moment exact où je serais dans l’embrasure de la porte, il me lancerait :

« Ah oui, aussi, autre conseil… »

Je me retournerais pour l’écouter attentivement.

« De temps à autre, faites des étirements en soirée en buvant quelques verres de vin pour vous détendre. Étirez jusqu’à ce que ça fasse mal, puis encore un peu plus. »

Je lui rendrais alors son hochement de tête et son sourire de complicité, puis je quitterais les lieux conforté dans mon idée, celle de continuer à courir. Après tout, comme le dirait un Mandalorien, « Telle est la voie. »


[*] Rolando Gomes, Pensées et tranches de vie tragicomiques d’un coureur sérieux, Laval, Rolando Gomes, p. 52.