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Deux derniers mots

Il faut beaucoup de souplesse spirituelle pour ne pas haïr celui qui vous hait et dont le pied écrase votre nuque, et ne pas apprendre à vos enfants à le haïr exige une sensibilité et une charité encore plus miraculeuses. James Baldwin, La prochaine fois, le feu, Éditions Gallimard, 2018, p. 130.

La dernière fois que j’ai couru de ma vie, c’était le 23 février 2020, une journée qui avait pourtant débuté tout à fait normalement.

Rétrospectivement, cette journée s’est déroulée comme l’un de ces films de suspense classiques où tout se passe bien pour le protagoniste, jusqu’à ce qu’un incident invraisemblable survienne et se termine en tragédie.

Dans mon cas, cet « incident invraisemblable » s’est soldé par mon assassinat.

Ironiquement, mon ultime sortie de course à pied a eu lieu un dimanche, donc jour du Seigneur, dans un pays ayant pour devise « In God We Tust », ce même dieu qui a pour commandement « Tu ne tueras point »…

Un peu après 12 h 30, j’ai enfilé des chaussures Nike assez usées, un tee-shirt blanc un peu ample et des shorts cargo beiges.

Derrière la ligne de départ d’une compétition, j’aurais certes détonné parmi les autres coureurs avec une telle tenue. J’aurais même probablement suscité quelques regards scrutateurs et condescendants…

Je n’étais pas du style à porter les vêtements colorés et un peu plus moulants que revêtaient bon nombre d’adeptes de la course à pied. En fait, j’étais le type de personne qui s’habillait de manière simple pour aller courir.

Des fois, je courais torse nu, avec des shorts de basketball. D’autres fois, j’enfilais une camisole et des chaussures de basketball. Comme l’expliquerait plus tard l’un de mes meilleurs amis, Akeem, en se remémorant mes habitudes de coureur, je courais avec n’importe quels vêtements, n’importe quelles chaussures.

J’avais 25 ans et je courais depuis quelques années. Ma « carrière » de football au secondaire était loin derrière moi, et la course à pied m’aidait à garder la forme, en plus d’être un moyen de me détendre.

Je suis sorti de chez moi et j’ai commencé à courir en direction de Satilla Shores, un minuscule quartier situé en périphérie de la ville de Brunswick, dans l’État de la Géorgie, et constitué de cinq rues toutes reliées les unes autres.

Avec ses nombreux, très nombreux arbres ainsi que ses bungalows charmants, tous bien espacés les uns par rapport aux autres et bordés pour la plupart par une vaste cour avant, Satilla Shores était un endroit parfait pour se détendre en courant. Logé entre une rivière et un ruisseau, ce quartier était reconnu pour être un endroit paisible.

Je courais sur Satilla Drive, le principal point d’entrée et de sortie de ce quartier, lorsque j’ai décidé de m’arrêter devant un bungalow en construction. Je me trouvais alors à environ trois kilomètres de la maison. Il était 13 h 4, très précisément.

J’ai examiné le bâtiment ainsi que le terrain pendant quelques secondes. Une toilette chimique rouge avait été installée sur la cour avant. Le garage était complètement ouvert, et il n’y avait aucun ouvrier en vue.

Ma curiosité ayant été éveillée, je me suis dirigé vers le garage et suis entré.

Je suis tout d’abord resté un moment dans le garage à examiner les ossatures auxquelles d’éventuelles cloisons seraient fixées ainsi que les deux-par-quatre et autres matériaux qui avaient été déposés sur le sol.

Je me suis ensuite engagé un peu plus loin à l’intérieur du bâtiment, me promenant d’une pièce à l’autre et observant les lieux.

J’ai quitté le bungalow après y être passé quatre minutes, sans rien endommager, sans rien voler.

Je me suis remis à courir en empruntant la même direction que je suivais sur Satilla Drive avant de m’être arrêté.

Je l’ignorais alors, mais un voisin m’avait vu pénétrer dans le garage et me surveillait discrètement de l’autre côté de la rue. Il avait immédiatement appelé la police.

« He’s running down the street », a répondu l’homme lorsque la répartitrice lui a demandé ce que je faisais. Quelques secondes auparavant, il avait également affirmé que je ressemblais à un homme qui avait été capté par une caméra de surveillance à quelques reprises dans ce même bungalow.

Un peu plus loin sur Satilla Drive, Gregory McMichael, âgé de 64 ans, se trouvait sur la cour avant de son domicile. En me voyant passer en courant, il crut reconnaître le suspect de plusieurs introductions par effraction survenues dans le quartier dernièrement. Il s’est empressé de rentrer chez lui pour informer son fils, Travis, âgé de 34 ans, de ce qu’il venait de voir, puis lui a lancé : « Let’s go! ».

Les deux hommes se sont précipités à l’extérieur, non sans s’être au préalable saisis d’une arme à feu chacun : Gregory, d’une arme de poing, et son fils, d’un fusil de chasse. Ils ont bondi dans la camionnette de Travis, puis ont entrepris de me pourchasser.

Entre-temps, après être arrivé à une intersection où Satilla Drive rencontre deux autres rues, et sachant que Satilla Drive se terminerait en cul-de-sac un peu plus loin, j’avais décidé de poursuivre ma course tranquille sur Burford Road.

Les McMichael ont cependant tôt fait de retrouver ma piste.

Remarquant que les McMichael s’étaient jetés aux trousses d’un homme qui courait, un résident de Burford Road, William Bryan, a décidé de leur prêter main-forte. Il s’est rué vers sa camionnette pour se joindre à la poursuite.

Après m’avoir rattrapé à bord de leur camionnette, les McMichael m’ont dépassé, puis ont rabattu leur véhicule brusquement devant moi pour tenter de m’intercepter.

J’ai immédiatement compris que ces deux étrangers étaient animés par un sentiment d’hostilité à mon égard.

J’ai fait demi-tour subitement et continué à courir en revenant sur mes pas. Un peu paniqué, j’ai accéléré la cadence.

Plus loin devant moi, j’ai aperçu une autre camionnette, celle de William.

Lorsque je suis arrivé à proximité de son véhicule, William a manœuvré pour tenter de me bloquer le chemin à quelques reprises, mais je suis parvenu à l’esquiver.

Ma sortie de course à pied tranquille dans un petit quartier paisible avait subitement pris une tournure terrifiante. Je ne comprenais pas ce qui arrivait. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Mon instinct me dictait toutefois de continuer à courir.

Lorsque je suis arrivé à l’intersection, j’ai décidé de tourner sur Holmes Road, la troisième rue de l’intersection où je me trouvais peu de temps auparavant.

Une fois encore, mes pourchasseurs ont tôt fait de me rejoindre, mais entre-temps, Gregory est sorti de la cabine de la camionnette pour monter sur le plateau avec son arme à feu.

William et les McMichael se sont dirigés sur Holmes Road. Ces derniers ont immobilisé leur véhicule tout près de l’intersection après avoir fait un virage à 180 degrés, train avant pointant vers le croisement, comme s’ils attendaient de voir quelle direction je prendrais au bout de la rue pour repartir et me prendre en étau.

Quant à lui, William m’a rejoint sur Holmes Road. Une fois de plus, il a tenté de manœuvrer son véhicule pour m’intercepter. Une fois de plus, je suis parvenu à me soustraire à ses manœuvres.

J’ai décidé de faire demi-tour, très rapidement imité par William.

Tandis que je me dirigeais en courant vers les McMichael, William a saisi son téléphone cellulaire pour filmer la scène. Deux mois plus tard, ces images se répandraient de manière exponentielle sur le Web et choqueraient le monde entier.

Il était 13 h 14, très précisément.

Je tentais alors d’échapper à ces trois hommes depuis près de quatre minutes, trois inconnus qui m’intimaient hargneusement de m’arrêter. J’étais terrorisé et à bout de souffle, mais il fallait que je continue à courir.

Je l’ignorais alors, mais la chasse à l’homme que ces hommes avaient entreprise contre moi était sur le point de se conclure.

Travis était sorti de son véhicule. Fusil de chasse entre les mains, il m’attendait du côté conducteur. La porte de la camionnette était restée grand ouverte. Gregory, lui, se tenait debout sur le plateau, téléphone à la main, en communication avec le 9-1-1.

En m’approchant de la camionnette des McMichael, je me suis demandé ce que ferait Travis si je refusais de m’arrêter et continuais à courir.

Peu de temps auparavant, son père m’avait lancé un avertissement qui m’avait laissait craindre le pire : « Stop or I’ll blow your fucking head off. »

Peut-être Travis me tirerait-il une balle dans le dos…

Dans la vidéo de William, on me voit courir en zigzaguant. Je voulais contourner la camionnette, mais je ne savais pas trop de quel côté passer. Au dernier instant, j’ai opté pour le côté passager.

« Stop! », m’a lancé Gregory en criant.

« Watch that. », a-t-il ajouté pour prévenir son fils.

« Stop, damn it! Stop! »

Travis a fait ce que je craignais qu’il fasse : il s’est dirigé vers le devant de son véhicule pour venir à ma rencontre.

Constatant qu’il venait vers moi, je me suis jeté sur lui, et Travis a tiré un premier coup de feu.

La balle a d’abord transpercé l’artère de mon poignet droit, puis a pénétré dans ma poitrine, me fracturant des côtes et causant une grave hémorragie interne.

Travis et moi avons immédiatement engagé un combat pour son arme à feu, moi pour m’en emparer, lui pour en garder la possession.

Travis a ouvert le feu une deuxième fois, mais il a manqué sa cible. Ce moment dans notre affrontement est hors champ dans la vidéo de William, mais on voit la fumée de tir jaillir à l’écran.

Travis et moi avons continué à nous disputer son arme à feu. Je saignais alors abondamment. J’ai lâché une main de l’arme pour lui donner un coup de poing au visage.

Puis, Travis a ouvert le feu une troisième et ultime fois.

Cette fois-ci, le projectile a transpercé une artère et des veines importantes tout près de mon aisselle gauche, en plus de me fracturer des os.

J’ai lâché l’arme complètement. Travis a fait quelques pas en reculant pour s’éloigner de moi.

J’ai tenté de m’enfuir de nouveau en courant, mais je me suis effondré après quelques pas, tombant à plat ventre, incapable de tendre les mains pour me protéger dans ma chute. Mon visage a heurté la chaussée de plein fouet.

Son arme à feu dans la main, Gregory est descendu du plateau de la camionnette et s’est dirigé vers le devant de la camionnette.

Un policier arriverait à peine quelques secondes plus tard, mais il serait trop tard. Je serais déjà mort.

De toute façon, ni ce policier ni même des ambulanciers paramédicaux n’auraient pu me sauver la vie. Comme l’expliquerait le médecin légiste qui réaliserait mon autopsie, les premier et troisième tirs de Travis m’avaient infligé des blessures mortelles.

Tout juste avant d’être emporté, j’ai senti une main se poser sur moi. C’était Gregory. Il m’a tourné sur le dos pour voir si j’étais armé…

Travis, lui, fusil de chasse toujours dans les mains, a regardé vers moi. Puis, il a prononcé deux mots que je connaissais malheureusement que trop bien, deux mots que j’avais vus dans les yeux d’inconnus à d’innombrables reprises au cours de ma courte existence :

« Fucking nigger. »


*Ce texte est un hommage à Ahmaud Arbery.

Ce récit est basé sur des faits connus du public et qui ont été établis à partir de différents éléments de preuve, dont la vidéo de Bryan, des images de caméras de surveillance (une dans le bungalow en construction et une autre sur le terrain de la propriété située en face de ce bâtiment), les transcriptions des appels au 9-1-1 ainsi que différentes déclarations et divers témoignages en cour.

Je me suis toutefois permis une certaine liberté, principalement en ce qui concerne le point de vue d’Ahmaud.

Ainsi, j’ignore si Ahmaud a entendu ces deux mots prononcés par Travis McMichael avant de mourir.

Toutefois, dans sa déclaration aux enquêteurs, Bryan a affirmé qu’il avait entendu Travis McMichael prononcer ces deux mots après que les coups de feu eurent été tirés, avant l’arrivée du policier et pendant qu’Ahmaud gisait sur le sol.

Initialement, les autorités avaient traité cette affaire comme un simple cas d’arrestation par un citoyen (citizen arrest). Selon les autorités, les McMichael et Bryan avaient le droit de pourchasser Ahmaud, parce qu’ils le considéraient comme un suspect de vol avec effraction, et Travis McMichael était autorisé à recourir à une force létale pour se protéger, car Ahmaud avait engagé un combat pour s’emparer de son arme.

Aucune arrestation n’a été effectuée dans cette affaire pendant plus de deux mois, soit jusqu’à ce que la vidéo de Bryan soit rendue publique, le 5 mai 2020, 74 jours après la mort d’Ahmaud.

Après avoir été déclarés coupables de plusieurs crimes, dont meurtre concomitant d’un crime, par un tribunal d’État de la Géorgie, les McMichael ont été condamnés à l’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, et Bryan a été condamné à l’emprisonnement à perpétuité avec possibilité de libération conditionnelle après 30 ans d’incarcération.

En février 2022, les trois hommes ont été déclarés coupables par une cour fédérale d’une série de crimes, dont tentative d’enlèvement ainsi que recours à la violence et à des menaces pour intimider Ahmaud et le priver de son droit de circuler sur une rue publique en raison de sa race.

Lors de cette procédure judiciaire, il a été dévoilé que les McMichael et Bryan avaient tenu des propos racistes envers les Noirs dans des textos et des publications sur les médias sociaux.

Puis, en août 2022, les McMichael ont été condamnés à la prison à vie une seconde fois, et Bryan, à une peine d’emprisonnement de 35 ans.