La légende raconte que le grand maître David Goggins fixe parfois ses chaussures de course pendant une demi-heure avant de se résigner à les enfiler pour aller courir. Quiconque court plusieurs fois par semaine a déjà été en proie à ce genre de moment. Parfois, l’approche la plus efficace pour se convaincre d’aller courir quand l’envie fait défaut ou pour atteindre un objectif important consiste à dissocier plaisir et course à pied.
J’ai commencé 2020 avec l’objectif d’effectuer des semaines d’environ 100 km jusqu’au Madeira Island Ultra-Trail (MIUT), une compétition à laquelle je souhaite participer depuis quelques années et qui devait se tenir en avril. J’étais également résolu à entrecouper ces semaines de quelques cycles hebdomadaires de volume d’entraînement moins important, soit environ 70 km.
Quelques mois auparavant, en m’élançant au fil de départ de la Eastern States 100, j’avais ressenti une fatigue sinon profonde, à tout le moins générale. Après cette compétition, que je n’ai pas réussi à terminer (non-respect de l’avant-dernière barrière horaire), je m’étais décidé à prendre le départ de mon prochain ultramarathon un peu plus reposé et après avoir observé une période d’affûtage de meilleure qualité.
Mon entraînement en vue du MIUT s’est déroulé conformément à la ligne de conduite que je m’étais fixée. Lorsque la pandémie de COVID-19 a frappé et forcé les organisateurs à annuler leur événement, j’ai évidemment été très déçu. Toutefois, les répercussions de l’annulation du MIUT sur mon moral et mon entraînement ont été négligeables.
En fait, la seule conséquence négative de l’annulation du MIUT sur ma vie de coureur a été la diminution de la durée de l’entraînement que j’avais prévu faire lors de la journée de l’annonce fatidique. J’avais programmé une séance d’entraînement de montées et de descentes en montagne d’au moins trois heures; j’ai renoncé à cette idée et opté pour une sortie normale (essentiellement sur route) d’une quinzaine de kilomètres.
L’annulation du MIUT est survenue vers la fin de l’une de ces semaines au volume moins important. Le surlendemain, j’ai repris le collier. Compétition ou pas, j’ai refusé de ralentir la cadence.
À vrai dire, j’ai même intensifié mon régime d’entraînement.
À la faveur de l’arrivée d’une météo plus propice aux séances de vitesse à l’extérieur, j’ai commencé à effectuer deux, parfois trois sorties à intensité plus élevée (intervalles ou seuil) par semaine. De plus, j’ai décidé de renoncer aux cycles hebdomadaires plus légers, sauf en cas de stricte nécessité : cette période de repos était devenue inutile avec l’annulation du MIUT.
Ma réaction à l’annulation du MIUT a été à l’image de ma conduite le reste de l’année lorsque les compétitions ont été annulées les unes après les autres en raison de la pandémie. Contrairement à plusieurs coureurs, je n’ai pas ralenti la cadence.
Dans les réseaux sociaux, les blogues et autres textes sur le Web et les baladoémissions, il n’y avait que désolation, découragement, déception, perte de motivation. Certains coureurs avaient même cessé de courir…
Quant à moi, j’avais parfois l’impression de vivre dans un monde parallèle. Je courais comme jamais auparavant.
J’avais bon espoir que la situation se régularise, que la frontière canado-états-unienne rouvre et que les circuits de compétition reprennent vie. Je voulais être prêt, que ce soit pour un marathon ou un ultramarathon. Comme bien d’autres personnes, ma vie professionnelle est tombée au ralenti pendant quelque temps. Résultat : j’ai maintenu mon régime d’entraînement, n’y dérogeant qu’exceptionnellement – quelques rares cas de repos/prévention et une période d’affûtage qui s’est avérée inutile. J’ai même effectué quelques séances de préparation avec l’objectif de battre mon record personnel au marathon…
Au mois d’octobre, j’avais dépassé mon kilométrage total de l’année précédente, établissant du même coup un record personnel. En maintenant le cap jusqu’à la fin de l’année, j’atteindrais les 5500 km, un volume impressionnant, certes, mais qui revêt en même temps quelque chose de décevant. Telle une œuvre inachevée, laissée en plan…
Voilà comment l’idée d’atteindre la barre des 6000 km a pris naissance dans mon esprit. Pour y parvenir, je devais toutefois enchaîner des semaines de 145 km jusqu’à la fin de l’année. Je l’ignorais encore, mais j’avais commis une erreur en oubliant un petit détail dans mes calculs.
Les semaines de 100 km étaient devenues une habitude bien ancrée dans mon quotidien. Toutefois, ma vie professionnelle avait repris de la vigueur, et le temps froid approchait à grands pas. Poursuivre la cadence que j’avais réussi à maintenir jusqu’alors serait déjà difficile. Alors, ajouter une quarantaine de kilomètres chaque semaine pendant un peu plus de deux mois…
Mon expérience de coureur m’indiquait que j’allais devoir éviter de trop penser à cette idée au cours des semaines qui suivraient si je voulais me donner la moindre chance de succès. Parallèlement, je devais trouver un moyen de courir un peu plus.
Autrement dit, je devais tromper mon corps et ma tête.
Une occasion s’est présentée à moi à point nommé.
Lorsque j’ai publié PTVTCS, je tenais à offrir en cadeau un exemplaire de mon livre à des coureurs qui m’ont inspiré, que ce soit dans ma pratique de la course à pied ou lors du processus de rédaction.
L’un de ces coureurs est Pierre Faucher. Tout comme moi, Pierre est mû par un désir profond et véritable de s’améliorer. Et tout comme moi, il combine compétitions sur route classiques et ultramarathons. Ce coureur d’expérience qui m’avait stupéfié en faisant une sortie de 40 km en plein froid hivernal de février dont je parle dans mon livre, c’est lui!
Entre 2008 et 2020, Pierre a manqué le Marathon de Boston qu’une seule fois! Âgé de 60 ans, il réalise année après année des chronos sur la distance marathon que bon nombre de coureurs pourchasseront en vain leur vie durant. Il compte également à son actif plusieurs ultramarathons, notamment La petite trotte à Joan, Eastern States 100 et la Barkley Fall Classic. Sa passion pour la course à pied l’a en outre amené à se mettre au service d’autres coureurs pendant quelques années, ayant été l’organisateur du Mount Royal Summit Quest (MRSQ), l’une des plus belles courses dans la région de Montréal.
Pierre s’était fixé comme objectif en 2020 de battre son record de kilométrage annuel (6007 km). L’idée d’aller porter un exemplaire de mon livre en courant à l’un des adeptes de la course à pied les plus inspirants au Québec, et qui était, de surcroît, en bonne voie d’atteindre la barre des 6000 km, me semblait tout à fait indiqué et me motivait au plus haut point.
En théorie, il s’agissait d’un aller-retour totalisant environ 40 km, une sortie dominicale qui me permettrait d’enregistrer une première semaine de plus de 140 km. Exactement ce dont j’avais besoin!
Malheureusement, la sortie ne s’est pas déroulée comme prévu. Distrait, j’ai couru quelques kilomètres dans la mauvaise direction. Lorsque je me suis rendu compte de mon erreur, deux possibilités s’offraient à moi : mener ma mission à terme, ce qui porterait la distance à 48 km, ou faire demi-tour et m’en tenir à une sortie de 40 km. Je n’avais pas emporté d’eau avec moi, et la plus longue distance que j’avais courue sans boire jusqu’alors était de 36 km. J’étais convaincu de pouvoir courir 40 km sans boire sans problème; une sortie de 48 km, toutefois, constituait un pari un peu plus risqué. J’ai donc décidé de rebrousser chemin.
À mon retour à la maison, j’étais très déçu d’avoir échoué de manière aussi lamentable et j’avais renoncé à l’idée de remettre mon livre à Pierre à la course; je l’expédierais plutôt par la poste. En revanche, je venais d’enregistrer une semaine de 149 km et de courir une distance record sans m’hydrater.
Un peu plus tard au cours de cette journée, en consultant les publications du groupe Facebook Le Grand Écart – Jasons!, je tombe sur un message de Joan Roch où il annonce s’être donné comme défi de faire un marathon (ainsi que des pull-ups, des chin-ups et des push-ups) tous les jours jusqu’à la fin de l’année, soit pendant 61 jours consécutifs. À la blague, j’écris que, si j’avais su, j’aurais allongé un peu la distance de ma sortie par solidarité. Joan me répond : « Tu te rattraperas demain 😉 ».
Quelques heures plus tard, je me réveillais en plein milieu de la nuit. À la fois agacé par l’échec de ma mission, fasciné par mes 40 km sans boire et aguiché par le « défi » – dans ma tête seulement, je tiens à préciser – lancé par Joan Roch, j’étais incapable de me rendormir. Je me suis levé. Le cadran n’indiquait pas encore deux heures du matin. J’ai bu un café, mangé une banane, bu environ un litre d’eau et enfilé mes chaussures de course.
Cette fois-ci fut la bonne! D’une seule pierre, j’ai fait trois coups : j’ai remis un exemplaire de mon livre à Pierre, j’ai établi un nouveau record de distance à la course sans boire et j’ai commencé ma semaine d’entraînement avec une sortie d’un peu plus de 46 km.
Le dimanche suivant, engagé dans une démarche d’expérimentation par rapport à l’hydratation, j’ai effectué une sortie de tout près de 50 km sans boire. Nouveau record! Du même coup, j’enregistrais une semaine de 157 km.
Ma tête et mon corps n’y ont vu que du feu!
Pendant les semaines qui ont suivi, je suis parvenu à enchaîner des semaines de 145, 150 km assez aisément, essentiellement parce que je me suis efforcé de ne pas trop penser à l’idée d’atteindre les 6000 km. Je m’en tenais strictement à calculer, le dimanche, le kilométrage hebdomadaire que je devais effectuer pour atteindre cette marque. Mais à chaque fois, je commettais la même erreur…
Les choses ont fini par se corser lorsque l’idée est devenue un objectif de plus en plus atteignable, soit vers la fin novembre, début décembre.
Le lundi était une journée particulièrement difficile. Le compteur kilométrique était alors à zéro. La dernière chose dont j’avais envie était de sortir courir pendant au moins deux heures pour éviter de commencer la semaine en situation de déficit. Je tardais à mettre mes chaussures. N’importe quelle excuse me permettait d’atermoyer un peu plus. Je n’avais absolument aucun plaisir lors de cette sortie, qui ne devenait moins pénible que lorsqu’il ne restait qu’une quinzaine de minutes de course.
Le mardi, l’envie de courir était, dans le meilleur des cas, morne, mais j’arrivais à enfiler mes chaussures un peu plus rapidement que la veille.
Le mercredi, je retrouvais un peu d’espoir.
Je suis parvenu à traverser cette période plus difficile pour une seule raison : j’ai dissocié plaisir et course à pied quand la situation l’imposait. Ce faisant, j’ai réussi à m’obliger à aller courir quand je n’en avais pas envie, tout comme Goggins finit par céder après avoir longuement regardé ses chaussures de course. Tout ce qui m’importait était l’atteinte de l’objectif.
Puis, à la mi-décembre, sans le savoir, Pierre Faucher est intervenu et m’a sauvé de l’échec pitoyable vers lequel je me dirigeais. Lors d’un échange avec lui sur Facebook, j’ai constaté que j’avais omis de tenir compte du fait que 2020 se terminait un jeudi… et non pas un dimanche. La dernière semaine de décembre comptait quatre jours, et non pas sept!
Sans cet échange avec Pierre, je n’aurais probablement constaté mon erreur qu’à quelques jours du 31 décembre. Les conséquences de mon omission étaient négligeables en octobre, mais à deux semaines et demie de la dernière journée de l’année, l’accumulation des kilomètres manquants m’a projeté au pied du mur.
J’ai donc fait ce qu’il fallait dans les circonstances : j’ai couru encore plus, enregistrant dans la foulée une semaine de 170 km, un record personnel, puis de 163 km.
Le dernier dimanche de décembre, il ne me restait plus que quatre sorties tranquilles de 21 km pour franchir la barre des 6000 km.
En définitive, mon kilométrage total en 2020 s’est établi à 6005. J’ignore si je serai en mesure de reproduire un tel volume d’entraînement en 2021, ou même au cours des prochaines années. Je sais toutefois avec certitude absolue que je n’aurais jamais atteint cette marque si j’étais incapable de dissocier plaisir et course à pied lorsqu’il le faut.