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Veuillez confirmer la procédure de liquidation

Lorsque Elon Musk annonça publiquement que SpaceX renonçait à ses projets de colonisation de Mars pour se concentrer sur la création de microplanètes habitables pour l’espèce humaine, le monde entier tourna ses ambitions en risée.

Cette réaction n’était guère étonnante.

Les projets de Musk sur la planète rouge avaient connu des revers importants, et parfois même humiliants. S’il avait été incapable de mener à bien un projet auquel participaient et contribuaient en ressources financières, matérielles et humaines de nombreuses agences spatiales et sociétés privées, comment Musk pouvait-il s’imaginer concrétiser un projet infiniment plus complexe et considérablement plus onéreux avec pour seules ressources celles dont disposait son entreprise!

Autrefois richissime entrepreneur visionnaire et ambitieux, Musk était toujours aussi fortuné, mais nombreux étaient ceux qui le considéraient désormais comme un vieillard capricieux et délirant. À l’échelle de la planète, médias, experts, scientifiques, décideurs, chefs d’entreprise, politiciens et dirigeants d’État avaient donc été unanimes : les fantaisies de Musk venaient d’atteindre de nouveaux cieux.

Voilà comment l’annonce de Musk déclencha ce qu’il convenait d’appeler un concert international de moqueries.

Toutefois, ce que le monde entier ignorait à ce moment-là était que le projet de mon patron n’avait rien d’une idée fantaisiste. Loin de là!

Ainsi, quelques jours après son annonce, Musk procéda au dévoilement d’un projet pilote qui visait à mettre sur orbite autour du Soleil la toute première microplanète de SpaceX. Baptisé Audi 5000, ce projet pilote avait progressé dans un secret des plus absolus jusqu’à sa toute dernière phase.

De fait, lorsque ce projet pilote fut dévoilé, il ne restait plus que quelques formalités de nature administrative à régler pour que les tout premiers membres de l’espèce humaine à quitter la Terre pour prendre part à une mission de colonisation puissent décoller vers une destination finale et sans retour possible : un corps céleste baptisé Microplanète de cocagne.

Triés sur le volet par SpaceX en accord avec un principe directeur que l’entreprise appelait Parité + 2, ces colons, 1000 hommes et 1002 femmes, avaient tous en commun d’avoir fait fortune et d’avoir vécu dans l’aisance parmi leurs pairs – c’était, à vrai dire, le critère phare qui avait guidé le processus de sélection. Cependant, ils avaient surtout en commun un vif désir de quitter définitivement la Terre.

Le projet pilote de SpaceX fut couronné de succès, et Musk, subitement redevenu l’entrepreneur visionnaire et ambitieux qu’il était dans la force de l’âge, réduisit au silence du même coup tous ses détracteurs.

Voilà comment le concert international de moqueries dont mon patron avait fait l’objet fit place à une vague de stupéfaction et d’admiration qui déferla à l’échelle de la planète.

Les choses s’étaient par la suite précipitées, et, bientôt, plusieurs de ces microplanètes furent créées, mises sur orbite autour du Soleil et peuplées de Terriens.

L’âge d’or des chambres d’écho et des bulles de filtres était certes révolu, mais l’idée qui avait produit ces phénomènes propres aux réseaux sociaux et aux moteurs de recherche sous-tendait également la colonisation de chacune de ces microplanètes : tirer parti de l’instinct grégaire de l’être humain et de sa tendance innée à privilégier tout ce qui conforte ses idées et ses croyances.

Ainsi, chaque homme, chaque femme dont la candidature avait été retenue pour s’établir sur l’une des microplanètes de SpaceX avait quitté la Terre pour vivre avec des hommes et des femmes qui partageaient les mêmes champs d’intérêt, les mêmes idées, les mêmes opinions, les mêmes positions politiques, les mêmes philosophies de vie en société.

Paul Otlet se retournerait à coup sûr dans sa tombe s’il voyait la vitesse à laquelle les choses avaient évolué, à quel point les progrès accomplis avaient été spectaculaires depuis l’époque où il eut sa vision prémonitoire!

Quant à moi, habitante de l’un de ces corps célestes, en l’occurrence la Microplanète des adeptes de la course à pied, j’avais tracé un parcours tout aussi spectaculaire, du moins considérant le destin qui aurait dû être le mien.

Pendant presque 12 ans, ma vie s’était déroulée en accord avec l’ordre naturel des choses pour une jeune fille juive. Puis, un tournant important est intervenu à l’approche de ma bat-mitsva.

Mes parents tenaient à ce que je donne un sens spécial et personnel à cet important rite de passage du judaïsme. Ils m’avaient ainsi vivement encouragée à étudier les trois mitsvot réservées aux femmes pour traiter de l’une d’elles dans le discours que je prononcerais lors de la réception qui serait tenue pour célébrer ma bat-mitsva.

Lors de mes séances de lecture de la Torah, j’avais rapidement trouvé une piste de réflexion pour mon discours, à savoir la mitsva qui interdit aux juifs de suivre les désirs de leur cœur pour éviter de s’égarer et de sombrer dans l’infidélité.

Ce passage m’avait particulièrement touchée, en ce sens que j’estimais qu’il était d’une importance capitale pour les juifs d’écouter et de suivre leur cœur dans leur relation personnelle avec leur religion, mais aussi en toutes choses en ce monde. Or, ce commandement ne figure pas parmi les mitsvot qui incombent aux femmes.

Lorsqu’ils apprirent que je voulais traiter de cette mitsva dans mon discours, mes parents tombèrent dans un état de profonde consternation.

Je considérais cet exercice comme une simple réflexion personnelle dépourvue de la moindre intention malveillante, une analyse interprétative tout au plus; mes parents, eux, y voyaient une exégèse critique qui confinait à un blasphème des plus ignobles.

« C’est assour! » avaient-ils protesté avec véhémence à plusieurs reprises.

Bouleversée par les vitupérations de mes parents, je finis par céder à leurs demandes, mais cet épisode brisa quelque chose en moi. Ma bat-mitsva était censée marquer mon entrée dans la communauté des adultes. Mais en agissant de la sorte, mes parents avaient bafoué des droits et des privilèges qui me seraient pourtant attribués par la Halakah le jour de mes 12 ans…

Les choses s’étaient par la suite précipitées, et, bientôt, je me retrouvai à errer d’affront en affront, de désobéissance en désobéissance, jusqu’à ce que je finisse par traverser irrémissiblement et sans retour possible en territoire hérétique.

Mes parents voulaient que j’épouse un homme juif, que je fonde avec lui une famille et embrasse pleinement mon rôle d’épouse, que j’honore l’intégralité des croyances et des dogmes du judaïsme; j’ai choisi le célibat et les histoires d’un soir avec des femmes non juives et décidé de quitter les miens non pas pour faire ma alya vers Israël, mais plutôt pour me consacrer à la course à pied sur une autre planète avec une dévotion telle que ma conduite donnait à penser, ironiquement, que j’avais érigé l’acte de courir en précepte religieux.

Mais pour l’heure, tout cela n’avait aucune importance. Mes pensées avaient vagabondé, ma concentration s’était dissipée. Je devais me remettre au travail séance tenante. Le sort de l’un de mes concitoyens reposait entre mes mains, et mes supérieurs exigeaient de moi, en qualité de haute-représentante de SpaceX sur la Microplanète des adeptes de la course à pied, que je tranche sans délai.

Je devais me remettre au travail, mais j’en étais incapable…

Je fis donc ce que je faisais depuis de nombreuses années lorsque je ne parvenais pas à statuer sur un dossier délicat, soit aller courir pour me vider la tête et m’éclaircir les idées. D’autant plus que l’intervention que SpaceX réclamait de ma part n’avait rien de banal : je devais décider si un homme vivrait, ou serait liquidé.

SpaceX craignait que le bain de sang qui s’était produit sur l’une de ses microplanètes quelques années auparavant ne se reproduise ici, parmi les adeptes de la course à pied.

Le massacre en question s’était déroulé sur un corps céleste qui portait officiellement le nom de Microplanète de l’égalité et de la justice sociale, mais qui était partout ailleurs appelé – et souvent avec un certain mépris – Microplanète des wokes.

Très rapidement après la colonisation de cette microplanète, il était devenu manifeste que ses habitants étaient attachés non pas aux principes d’égalité et de justice sociale, mais plutôt au profond contentement de soi qu’ils tiraient du fait de se faire entendre et de faire entendre raison à autrui.

Les idées, les opinions et les prises de position à proprement parler étaient totalement dépourvues d’importance pour les habitants de la Microplanète des wokes. Dénoncer, critiquer, fustiger, revendiquer, se contredire mutuellement : voilà ce qui animait et guidait la vie et les activités sur cette microplanète.

La nature humaine étant ce qu’elle est, les divergences d’idées dégénérèrent en différends, les différends, en altercations, les altercations, en empoignades, les empoignades, en violence généralisée. Bientôt, une guerre civile éclata, et les habitants de la Microplanète des wokes sombrèrent dans un tourbillon de haine meurtrière.

En l’espace de quelques semaines seulement, les habitants de cette microplanète s’étaient s’entretués jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’un seul survivant, un homme, qui avait assassiné des dizaines de personnes de ses propres mains avec des armes blanches de toutes sortes. Lorsqu’il constata qu’il était le dernier survivant de ce carnage, l’homme décida de mettre un terme à son existence.

La légende raconte que, dans les instants qui précédèrent son suicide, le dernier survivant de la Microplanète des wokes fut saisi d’une colère si intense, si terrible qu’il hurla de rage jusqu’à en être étourdi et complètement essoufflé, furieux qu’il était non pas à cause du sort que ses semblables et lui s’étaient infligé, mais plutôt parce qu’à aucun moment au cours de la folie meurtrière qui s’était emparée de lui, il n’eut la lucidité de s’arrêter pour mettre en œuvre le principe Parité + 2, ce qui lui aurait permis d’épargner la vie de trois femmes et de reprendre la colonisation de sa microplanète à neuf. Visage rougi et crispé par la colère, l’homme se laissa tomber sur les genoux et se trancha la gorge avec une machette.

Ici, sur la Microplanète des adeptes de la course à pied, il nous arrivait parfois de nous amuser du sort de cet homme et de ses congénères en disant qu’ils avaient disparu de la surface de leur microplanète plus vite encore que l’empressement avec lequel nous avions vu, jadis, tous ces nouveaux coureurs des premiers mois de la pandémie de COVID-19, en 2020, remiser définitivement leurs chaussures de course…

Je courais maintenant depuis un peu plus d’une heure et m’approchais de la barre des 12 kilomètres, un point important de ma sortie.

Voilà des mois que je m’astreignais à enchaîner des sorties de 15 kilomètres avec un seul et même objectif : rendre les séances d’entraînement en continu de cette distance moins éprouvantes.

Je pratiquais la course à pied depuis de très nombreuses années, et m’étais même aguerrie aux distances deux fois plus longues il y avait de cela fort longtemps. Étrangement toutefois, une sorte de blocage s’était insinué à mon insu dans mes sorties d’une quinzaine de kilomètres.

Ce blocage était tantôt physique, tantôt psychologique, parfois les deux simultanément, et survenait habituellement après environ une heure de course. Il devenait alors plus difficile pour ma tête et mes jambes de maintenir le rythme. Subitement, les secondes semblaient durer des minutes, et les minutes, des heures.

Je m’étais résolue à éliminer ce blocage, à tout le moins à le repousser à une distance où la survenue de tels problèmes serait plus justifiable pour la coureuse expérimentée que j’étais.

Pour y parvenir, j’avais recouru à diverses stratégies. Courir un peu plus vite. Courir un peu plus lentement. Pratiquer la pleine conscience. Écouter de la musique seulement après avoir parcouru la moitié de la distance. Déployer des efforts conscients pour sourire tout au long de la séance d’entraînement.

Aucune de ces stratégies n’avait porté de fruits. Cependant, ma détermination à dénouer ce blocage demeurait intacte.

Ainsi, depuis quelques jours, j’avais adopté une nouvelle approche : diviser mes sorties de 15 kilomètres en trois portions. J’étais convaincue qu’en sectionnant mes séances de la sorte, je pourrais me donner un peu d’entrain lorsque les choses se corseraient en me disant qu’il ne restait plus que le dernier tiers de la distance à parcourir.

Il ne me restait donc plus que cet ultime tiers à couvrir. Je serais bientôt de retour à mon poste de travail et je ne pourrais plus atermoyer. L’homme serait-il épargné, ou serait-il supprimé de la surface de notre microplanète?

J’avais examiné le dossier à plusieurs reprises, chaque fois de manière exhaustive. La décision qui s’imposait dans les circonstances, à la lumière de ce qui s’était passé sur la Microplanète des wokes, ne soulevait aucun doute.

L’homme était le meneur d’un mouvement contestataire au départ bénin, mais qui avait rapidement gagné en ampleur pour atteindre des proportions gravissimes. Au cœur de cette contestation se trouvait l’un des objets les plus banaux pour les habitants de notre microplanète : une paire de lacets.

En fait, le matériel, les vêtements et les accessoires de course à pied étant rigoureusement sélectionnés et strictement contrôlés par les dirigeants de SpaceX, il était ici question de la seule et unique paire de lacets en circulation sur notre microplanète.

Or, l’un des deux cordons de chaque paire s’usait de manière prématurée et finissait invariablement par se briser après quelques semaines d’utilisation seulement.

Les dirigeants de SpaceX avaient assuré qu’il ne s’agissait que d’un simple défaut de fabrication, une anomalie involontaire qui serait rapidement corrigée.

Cependant, l’affaire traînait maintenant depuis plusieurs semaines, et l’homme accusait les autorités d’avoir introduit sciemment ce défaut dans l’unique but d’exercer leur emprise sur les habitants de notre microplanète en les empêchant de s’adonner pleinement à leur passion.

Armé d’un slogan convaincant, « Un vice caché pour nous brider », l’homme ralliait à son mouvement des adhérents toujours plus nombreux et agités. Il est vrai que ce problème de lacets était devenu une source de profonde irritation dans notre vie au quotidien.

Or, sentant qu’il avait instauré une dynamique qui lui était favorable, l’homme avait commencé à tenir des propos que SpaceX considérait comme des menaces de sédition et de recours à la violence.

Encore fortement ébranlés par ce qui s’était passé sur la Microplanète des wokes, les dirigeants de SpaceX avaient la ferme intention d’étouffer cette vague contestataire, qui menaçait, affirmaient-ils, la stabilité sociale sur notre microplanète.

La situation était critique, et des mesures draconiennes s’imposaient. Mes supérieurs ne me l’avaient pas demandé en termes explicites, mais je savais qu’ils s’attendaient à ce que j’ordonne l’élimination de cet homme.

Jamais je n’avais eu à prendre une décision aussi grave.

J’étais maintenant de retour à mon poste de travail. J’ai retrouvé mes écrans tels que je les avais laissés lorsque j’avais enfilé mes chaussures de course.

J’ai approuvé la première étape de la procédure rapidement et sans hésitation : je savais qu’une ultime fenêtre apparaîtrait pour me demander de confirmer l’opération.

Après quelques secondes d’attente, la fenêtre contextuelle de confirmation que j’appréhendais tant apparut à l’écran : « Veuillez confirmer la procédure de liquidation. »