Mes jours de course à pied sont comptés. Cependant, l’âge, ou plutôt le vieillissement n’y est pour rien.
Si toutes les personnes m’ayant aperçu ou fréquenté au cours de leur vie pouvaient être rassemblées dans une même pièce pour traiter de mon cas, elles me décriraient toutes comme un homme d’âge moyen, un homme dans la quarantaine.
À dire vrai, non seulement suis-je hors d’atteinte de la vieillesse, mais je ne connaîtrais non plus jamais le sort que subit inévitablement tout être vivant en ce monde. Comme l’a si justement écrit Voltaire à mon sujet dans une lettre à Frédéric II de Prusse : « C’est un homme qui ne meurt jamais ».
Ainsi, ni la vieillesse ni la mort ne sont la cause de mon infortune. Si l’heure des adieux à la course à pied approche pour moi, c’est uniquement parce que je serai bientôt démasqué. Une seule possibilité s’offrira alors à moi : renoncer à la course à pied et me retirer à tout jamais dans l’oubli et un érémitisme total. Il s’agit du châtiment réservé à ceux parmi les miens qui dérogent au seul commandement auquel nous devons obéir.
Les miens, ce sont les autres immortels de la filiation spirituelle à laquelle j’appartiens. Chacun des fidèles de notre filiation est mû par une dévotion si profonde et totale pour la course à pied qu’elle dépasserait l’entendement de tous ces mortels aujourd’hui appelés coureurs. L’établissement de cette filiation remonte à un passé lointain, très lointain, longtemps avant que la course à pied ne s’avilisse au point de devenir mode, style de vie, objet d’ostentation, source de vantardise.
Quant au commandement auquel il nous faut impérativement obéir, il nous dicte de préserver la pureté de la course à pied en courant dans un secret absolu. Cette prescription morale repose donc sur un principe que bon nombre de mortels qui s’adonnent de nos jours à la course à pied sont incapables d’appréhender : courir pour soi. Voilà, en somme, notre unique raison d’être en ce monde, notre vocation.
Jusqu’ici, je suis parvenu à observer ce commandement grâce à mon érudition ainsi qu’à mes talents de conteur et à mes habiletés pour la persuasion. Pérégrinant parmi les mortels depuis des temps immémoriaux, j’ai accumulé une myriade d’histoires et d’anecdotes personnelles, en plus d’avoir fréquenté des mortels tenus pour des « personnages historiques importants » par leurs semblables. Lorsque ces histoires et anecdotes pouvaient m’aider à détourner l’attention des mortels pour continuer à courir dans le secret, je ne me faisais pas scrupule très longtemps de les exploiter à cette fin.
Il en a toujours été ainsi de mes récits concernant mes séjours dans l’Atlantide, en Perse, en Inde et en Chine, le combat entre David et Goliath, les noces de Cana, ou encore mes relations d’amitié avec Ponce Pilate, mes parties de chasse avec Charlemagne et les verres que j’ai partagés avec Luther.
Parfois, j’ai pu m’en tenir à la stricte vérité; d’autres fois, j’ai dû recourir au mensonge; le plus souvent toutefois, j’ai fait usage d’un habile mélange des deux. Mais, quelle qu’ait été la voie utilisée, mon but demeurait le même : marquer l’esprit des mortels avec mes récits et anecdotes. Émerveillement et mystification. Tels ont été les subterfuges qui m’ont permis de courir dans un secret absolu.
Malheureusement, par une cruelle ironie du sort, ces mêmes aptitudes à émerveiller et à mystifier les mortels sont également à l’origine de ma perte. En fait, certaines de mes apparitions ont été à ce point marquantes qu’elles ont produit l’effet contraire à celui que j’ai toujours poursuivi, soit détourner l’attention.
Aujourd’hui, l’une de ces apparitions parmi les mortels qui ont fini par jouer à mon détriment ressort d’une manière bien distincte : mon entretien avec la marquise de Pompadour en février 1758, peu après mon retour à Paris.
La marquise était bien au fait de la rumeur voulant que, sous mon apparence d’homme d’âge moyen, se cachait un vieillard âgé de plusieurs siècles. Une comtesse du nom de Gergy avait contribué à accréditer cette rumeur en lui racontant qu’elle s’était entretenue avec moi à Venise 50 ans auparavant et que mon apparence physique était depuis demeurée intacte. Intriguée, la marquise de Pompadour m’interrogea donc à ce sujet.
Sans hésitation, j’admis que j’avais effectivement fait la rencontre de la comtesse de Gergy il y avait de cela fort longtemps. Cette révélation amena la marquise de Pompadour à conclure à la fois avec incrédulité et stupeur que j’étais âgé de plus de 100 ans, ce qu’elle me pressa de bien vouloir confirmer.
Au moment même où se déroulait cette discussion, j’étais obnubilé par ce qui m’apparaissait être une formidable occasion d’embrouiller un peu plus encore le mystère m’entourant. L’époque où la transmission du savoir parmi les mortels reposait sur l’oralité et les textes manuscrits était révolue. À grands coups de caractères mobiles métalliques, l’avènement de l’imprimerie avait donné à la diffusion de l’information et des écrits une rapidité et une ampleur sans précédent. Mon intuition me disait que ma réponse à la marquise de Pompadour serait non seulement consignée dans différentes relations écrites de notre entretien, mais également propagée à très vaste échelle et pendant très longtemps.
« Cela n’est pas impossible, rétorquai-je, sourire aux lèvres. Mais il se pourrait également que la comtesse fabule quelque peu… »
J’avais vu juste! À ce jour encore, les divers récits et les différentes interprétations de cet entretien, ainsi que les quelques variations, et contradictions même, qui y sont aisément relevées, contribuent à alimenter le mystère à mon sujet.
Cependant, au cours des semaines et des mois qui suivirent, le profond contentement que me procura mon entretien avec la marquise de Pompadour s’expliquait par une autre raison : le concours de circonstances qui a découlé de notre conversation.
L’impression que je fis sur la marquise de Pompadour, qui, même si elle n’était plus la favorite de Louis XV, jouissait encore d’une forte influence sur la famille royale, fut d’une prégnance telle qu’elle décida de me présenter au roi de France.
Ce privilège suscita des sentiments hostiles à mon endroit de la part du duc de Choiseul, qui venait d’accéder aux fonctions de secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Or, les sentiments du duc se sont traduits en malveillance, qui, elle, m’a permis de renouer avec ma vocation après plusieurs mois à errer, et sans pouvoir véritablement courir à mon aise, entre mes appartements, situés dans le château de Chambord, et Paris.
À l’époque, la France était en conflit avec la Grande-Bretagne, affrontement que l’Histoire – celle des mortels, bien évidemment – consacrera en lui donnant le nom de « guerre de Sept Ans ». Des pourparlers de paix avaient été engagés, mais ils avaient été rompus peu après. En février 1760, je partis en mission de paix en direction des Provinces-Unies pour rétablir ce dialogue. J’étais en possession d’un blanc-seing signé du roi Louis XV lui-même, mais cette mission se déroulait dans le plus grand des secrets, et, surtout, à l’insu du duc de Choiseul.
Six jours et quelque 500 kilomètres plus tard, je parvenais à destination, en l’occurrence Amsterdam. Pour m’y rendre, j’ai fait ce que je faisais depuis des siècles déjà lors de mes pérégrinations à travers temps et lieux : me déplacer à la course dans un secret absolu. Chemin faisant, j’ai dû lutter contre les éléments et traverser des moments éprouvants, mais tous ces désagréments importaient peu. Seul importait l’acte de courir dans sa forme la plus pure et primitive, celle que je protégeais depuis longtemps, très longtemps, bien avant que la subdivision de la course à pied en disciplines et catégories ne vienne souiller la pureté de la course à pied…
Le fait que j’agisse à son insu suscita l’ire du duc de Choiseul, qui entreprit de comploter contre moi, allant même jusqu’à me menacer de me jeter pour « le reste de [mes] jours dans un cul-de-basse-fosse ». La perspective de séjourner dans un cachot souterrain et d’être privé de ma liberté de mouvement, et donc de ma vocation, m’incitait vivement à fuir La Haye, où je m’étais installé entre-temps. Peu de temps après, le duc de Choiseul ordonna mon arrestation, et je décidai de prendre la fuite.
Dix jours plus tard, j’arrivais à Londres, trajet que j’avais parcouru secrètement à la course à pied, hormis, bien évidemment, pour ce qui est de la traversée de la baie Flamande. J’étais dès lors hors d’atteinte du mandat d’arrestation du duc de Choiseul. Toutefois, les démarches entreprises par ce dernier à mon encontre m’avaient profondément inquiété. Ma fuite vers Londres marqua par conséquent le début d’une succession de pérégrinations qui s’est étendue sur une période de 24 ans ainsi que sur un vaste territoire.
Mais malgré ces déplacements continus en de nombreux endroits, je m’inquiétais chaque jour un peu plus pour l’intégrité du secret que je protégeais depuis toujours.
Puis, un incident survenu alors que je m’adonnais à ma vocation attisa grandement mes craintes.
Je me trouvais sur le territoire de l’Empire russe lorsque je fis soudainement la rencontre d’un officier, un dénommé van Hotz. J’eus la fortune de me rendre compte de sa présence suffisamment à temps pour dissimuler le fait que je me déplaçais à la course, mais je n’eus d’autre choix que de feindre une blessure et de monter à bord de la voiture de ce militaire pour retourner à Moscou.
Par chance, la tromperie porta ses fruits, et un conseiller du prince et général prussien Frédéric-Auguste de Brunswick informerait ultérieurement son souverain par voie de correspondance que l’officier van Hotz m’avait rencontré « errant tristement sur la route en Russie, à cause d’une blessure au pied […] ». Je fus grandement soulagé en constatant que la missive du conseiller ne contenait aucune mention du fait que je me déplaçais à la course.
Néanmoins, l’incident m’avait profondément marqué, tout autant même que lorsque le duc de Choiseul avait fait peser sur moi sa menace d’emprisonnement à vie. Il s’en était fallu de peu, de très peu, pour que mon secret soit percé à jour et que je subisse le châtiment ultime réservé aux miens.
Alors que plusieurs soi-disant amoureux de la course à pied d’aujourd’hui semblent parfois n’éprouver aucune vergogne à prétexter ou à exagérer une douleur pour éviter de courir, jamais je n’avais conçu comme admissible l’idée de ne pas courir lorsque je le pouvais; celle d’être contraint de renoncer à ma vocation à tout jamais, elle, me pesait d’une lourdeur indicible. Cette rencontre inattendue en Russie, en me faisant réaliser que l’intégrité de mon secret ne tenait qu’à peu de choses, heurta violemment ma conscience.
Quoi qu’il en soit, à cet incident s’ajoutait le fait que, partout où j’allais, ma réputation me précédait, à savoir celle d’un homme qui menait une vie vagabonde, qui ne semblait jamais vieillir et qui émerveillait quiconque croisait son chemin avec son érudition et ses histoires et anecdotes.
Or, pendant longtemps, les mortels s’étaient principalement intéressés à ce que je racontais. Mais au cours des derniers temps, j’avais remarqué que plusieurs d’entre eux portaient de moins en moins leur attention sur mes histoires et anecdotes, et de plus en plus sur mes allées et venues.
J’avais tenté de brouiller les pistes en attirant l’attention sur certaines autres de mes activités ainsi que sur des informations et des ouï-dire circulant à mon sujet, notamment mes travaux d’alchimie, ma quête de la pierre philosophale, mes fabriques de couleurs, mon affiliation à la franc-maçonnerie, mon appartenance aux Illuminés, mon rôle dans le renversement de l’empereur russe Pierre III, mon immortalité, ma capacité à voyager dans le temps ou encore mon statut de détenteur et gardien de la Flamme violette.
Mais malgré mes efforts, je sentais que l’étau se resserrait de plus en plus autour de moi. Il n’était plus qu’une question de temps avant que les mortels commencent à s’interroger sur les moyens que j’employais pour me déplacer aussi fréquemment et en des lieux aussi variés et dispersés.
En 1781, je décidai donc de m’installer à Eckernförde pour préparer mon « extraction », c’est-à-dire la mise en scène de ma mort, que je programmai pour le 27 février 1784. Pour l’occasion, je m’offris un départ teinté d’une certaine ironie. Moi, qui, depuis des siècles et des siècles, me déplaçais à la course à pied à travers temps et lieux, je fis croire aux mortels que mon décès était attribuable… à une attaque de paralysie!
Évidemment, mon retrait fut temporaire, et je réapparus parmi les mortels quelque temps plus tard. Ma dévotion pour la course à pied demeurait intacte, soit totale et sans compromis, et je profitais de la moindre occasion qui se présentait à moi pour m’adonner à ma vocation.
Toutefois, une fougue nouvelle brûlait en moi, une fougue qui m’amenait parfois à me conduire imprudemment, comme en témoignent ma liaison amoureuse avec Dalida ainsi que mes apparitions à la télévision pour prouver ma capacité à transformer les métaux vils en or.
Pour être tout à fait exact, je dirais que j’étais animé par une sorte de force que les mortels décriraient comme un sentiment d’urgence de vivre. Évidemment, un tel état affectif ne seyait aucunement à un immortel. Et en effet, le sentiment qui m’habitait ne concernait pas ma vie à proprement parler ou les jours qu’il me restait à vivre.
En fait, je m’étais résigné à l’idée que mes apparitions parmi les mortels avaient été trop nombreuses et trop marquantes. J’occupais désormais une place beaucoup trop importante dans la mémoire collective des mortels pour pouvoir continuer à courir dans un secret absolu. Mes jours de course à pied étaient donc comptés, et je voulais jouir pleinement de chacune de ces journées, vivre ces journées en conséquence.
Ces dernières réflexions me ramènent à ces mortels qui se disent adeptes de la course à pied. Aux yeux de l’immortel que je suis, plusieurs d’entre eux me semblent malheureusement partager un même trait de caractère : une propension à se conduire comme si le temps leur était une ressource banale et inépuisable. Voilà qui résume bien ce qu’il y a de plus exaspérant chez plusieurs de ces mortels : leur refus d’admettre que leurs jours de course à pied sont comptés… leur refus de vivre leur vie de coureur en conséquence.
*Merci à Canibus, qui m’a fait découvrir le comte de Saint-Germain avec ses textes, l’une des nombreuses choses que le Hip-Hop m’a apprises au cours de ma vie. Curieusement, le prénom de Canibus est Germaine…