Mes amis Soleil et Chaleur sont arrivés dans ma vie de coureur lorsque j’ai commencé à pratiquer la course à pied sérieusement. C’était en 2015, et je m’entraînais pour devenir un marathonien.
Bien que nous nous soyons presque toujours bien entendus, Soleil, Chaleur et moi avons néanmoins vécu quelques moments difficiles, des moments où notre relation a tourné à l’affrontement. Lors de ces moments, j’avais eu l’impression que Soleil et Chaleur s’étaient prêtés à un exercice de démonstration de force dont l’unique but consistait à m’inculquer une règle bien précise : ensemble, ils formaient le partenaire dominant dans notre relation. De mon côté, je refusais net d’être confiné au statut de dominé. J’ai donc continué d’agir à ma guise, encaissant dans la foulée les conséquences de mes affronts.
Mon entraînement en vue de mon premier marathon s’est déroulé en été. Inévitablement, j’ai effectué plusieurs sorties par temps chaud, et quelquefois sous une chaleur humide et accablante. Mes premières frictions avec Soleil et Chaleur sont survenues dans ce contexte, plus précisément lorsque j’ai entrepris d’allonger la distance de mes longues sorties à l’allure cible pour mon marathon.
À ce jour encore, j’ai des souvenirs de longs moments passés couché sur le divan à mon retour à la maison pour récupérer d’une séance d’entraînement. Du haut de leur trône de partenaire dominant, Soleil et Chaleur m’avaient fait subir leur tyrannie et réduit à un état d’impotence et de grande faiblesse généralisée, agrémentée de maux de tête, d’étourdissements et parfois de nausées et de sueurs froides.
L’un de ces épisodes de démonstration de force par Soleil et Chaleur a profondément entaillé notre relation.
La plus longue distance à l’allure cible pour mon marathon que j’avais parcourue jusqu’alors était de l’ordre des 23, 24 kilomètres. Je ne sais plus pour quelle raison exactement, mais j’ai décidé de prendre un risque risqué, c’est-à-dire idiot : passer à 30 kilomètres d’un seul coup… mais lors de l’une de ces journées désagréables d’été où Soleil et Chaleur conjuguent leurs efforts avec ceux d’Humidité, une de leurs accointances au tempérament parfois tout aussi tyrannique.
L’inévitable se produisit.
Je suis parvenu à me rendre jusqu’aux alentours du 24e kilomètre, quoique plutôt difficilement dans les derniers kilomètres. Toutefois, j’ai par la suite dû me résigner à alterner course, de moins en moins, et marche, de plus en plus, renonçant chemin faisant à l’objectif de maintenir l’allure cible.
Arrivé au 30e kilomètre, j’ai abandonné définitivement l’idée de courir, d’autant plus que j’avais sous-estimé la distance du trajet. Profondément désillusionné et misérable comme jamais auparavant dans ma vie de coureur, j’ai parcouru le reste du trajet à la marche. Du haut de leur trône, Soleil et Chaleur avaient consolidé leur statut de partenaire dominant. Plus de trois kilomètres et demi me séparaient alors de mon divan d’impotent.
Trois ans plus tard, presque jour pour jour, Soleil et Chaleur affermissaient encore un peu plus leur joug tyrannique.
Cette fois-ci, l’affrontement a eu lieu dans le cadre d’une compétition sur sentier, un parcours d’environ 25 kilomètres et 1100 mètres de dénivelé positif. « Rien de très imposant, avais-je pensé à l’approche du jour de la course. J’ai déjà réussi plus difficile. »
Tel était mon état d’esprit lorsque je me suis dirigé vers la zone de départ de la compétition. Quelques instants auparavant, et après avoir oscillé pendant de longs moments entre deux possibilités contraires, j’avais décidé de laisser ma casquette dans la voiture. « C’est seulement 25 kilomètres, et il y aura sûrement des arbres pour me protéger du soleil », m’étais-je dit en lançant ma casquette dans la voiture.
Je me souviens encore de l’avoir regardée une dernière fois à travers la vitre de la portière en m’éloignant de la voiture. Rétrospectivement, j’ai l’impression que ma casquette me fixait, elle aussi, mais qu’elle me jetait un regard sévère pour me dire : « Tu vas le regretter, imbécile. » Je découvrirais en effet à la dure que le parcours comportait très peu de sections ombragées.
La soirée de la veille avait été un peu trop arrosée pour ce qui m’attendait au matin. La nuit, elle, un peu trop courte. De plus, la dernière fois que j’avais couru remontait à 21 jours.
Qu’à cela ne tienne, j’étais résolu à me donner à fond dès le départ et je me suis placé parmi les premiers rangs de participants, juste derrière l’élite et les meilleurs coureurs. « Ça passe, ou ça casse », m’étais-je dit en attendant le signal de départ.
La journée était déjà resplendissante. Soleil régnait sans partage dans le ciel, et Chaleur s’imposait déjà de manière accablante, avec une température avoisinant les 30o C.
L’inévitable se produisit donc.
Mes difficultés ont commencé par des crampes dans les deux mollets. Déconcentré par les douleurs, j’ai manqué un tournant du parcours. J’ai pris conscience de mon erreur en arrivant au poste de ravitaillement où je me trouvais une vingtaine de minutes auparavant!
Peu après, mes difficultés dégénéraient en descente aux enfers. Il m’avait fallu près de 2 h 50 pour parcourir 20 kilomètres, marque à partir de laquelle j’ai commencé à me sentir de plus en plus faible. Il m’en faudra plus de deux autres pour couvrir les sept kilomètres restants – et l’essentiel du dénivelé était derrière moi.
Au cours de ces deux heures, j’ai dû m’asseoir à plusieurs reprises, parfois sur un rocher, parfois à même le sol : j’étais dans un état avancé de faiblesse et craignais de m’évanouir. J’avais des nausées, je rotais beaucoup, j’étais pris d’étourdissements, et ma vue s’embrouillait. Je me suis même étendu sur un grand rocher, où j’ai d’ailleurs bien failli m’endormir, pour me reposer un moment. Je n’avais plus de force ni pour courir ni pour marcher…
Je n’avais plus de force ni pour courir ni pour marcher… mais j’en avais suffisamment pour caresser une idée parfaitement ridicule : parcourir les 200, 300 derniers mètres de la compétition en courant.
Finalement, je suis parvenu à récupérer suffisamment de force pour terminer les derniers mètres de cette compétition à la course, mais les circonstances interdisaient tout triomphalisme : il m’a fallu un peu plus de cinq heures pour gagner le fil d’arrivée de cette compétition de « seulement 25 kilomètres ». En revanche, j’ai eu l’honneur de terminer 85e sur… 85 participants. À moi la dernière place au classement!
Il pourrait être logique de penser qu’en m’ayant fait subir de telles défaites et déconvenues, Soleil et Chaleur soient parvenus à asseoir leur emprise tyrannique de manière définitive. Toutefois, un épisode survenu récemment me conduit à augurer sinon un renversement des rôles dans notre relation, à tout le moins un nivellement des rapports de force.
Il est ici question d’une sortie de 50 kilomètres. Lorsque j’ai quitté la maison, les conditions météorologiques étaient encore favorables, mais les prévisions indiquaient une journée chaude et ensoleillée, la première d’une vague de chaleur qui commençait à se déployer.
Outre la distance, j’avais pour objectif de faire ma séance d’entraînement sans boire – ni manger. J’avais déjà couru tout près de 50 kilomètres sans boire par le passé, mais c’était lors d’une journée fraîche d’automne. Sachant que Soleil et Chaleur se joindraient à moi et que les fontaines dans les parcs seraient, pour la plupart, encore fermées, j’avais pris soin d’emporter un peu d’argent et un masque en cas d’urgence – le port du masque était alors encore obligatoire dans les lieux publics fermés.
Ma sortie s’est assez bien déroulée jusqu’à l’approche de la barre des 44 kilomètres. J’ai alors commencé à me sentir faible et déshydraté. J’ai donc décidé de m’arrêter dans un dépanneur pour me procurer un petit remontant, à savoir un Coca-Cola.
Je craignais toutefois qu’un obstacle en particulier se dresse entre moi et la boisson revigorante que je convoitais. Je disposais certes de suffisamment d’argent ainsi que d’un masque, mais je n’avais pas de chandail!
J’ai donc opté pour la seule stratégie qui me semblait appropriée dans les circonstances : entrer furtivement et me diriger tout aussi furtivement vers le rayon des boissons réfrigérées en regardant droit devant moi pour éviter de croiser le regard d’un employé.
Heureusement pour moi, lorsque je suis entré dans le dépanneur, la caissière discutait avec un autre employé. Ce n’est que lorsque je me suis dirigé vers la caisse que j’ai attiré son attention. J’ignore quelles pensées ont traversé l’esprit de la caissière en voyant un homme au torse et aux bras dégoulinants de sueur, et manifestement mal en point, lui tendre un billet de banque. J’ai toutefois remarqué qu’elle n’a pu réfréner un petit geste subtil, mais qui traduisait une réticence certaine, en arrêtant sec le mouvement de son bras vers ma main au moment de me remettre ma monnaie. « Peut-être la caissière a-t-elle été prise en dégoût à l’idée de me toucher », me suis-je dit en quittant les lieux.
J’ai vite repris mon chemin, d’abord à la marche, pour boire mon Coca-Cola, puis à la course. Malheureusement, mon remontant ne m’a pas apporté la vigueur immédiate que j’espérais. Je me sentais encore assez faible et déshydraté et j’ai succombé à la tentation de la marche.
Toutefois, j’ai constaté que lorsque j’arrêtais de courir pour marcher pendant quelques instants, mon état empirait soudainement… Comme si la marche me demandait davantage d’énergie et de force que la course…
Sur le coup, je n’ai pas trop accordé d’importance à ce détail. J’ai plutôt concentré mon attention et mon énergie à terminer ma sortie le plus rapidement possible. Une fois de retour chez moi, j’ai dû patienter trois heures pour retrouver un état physique normal compte tenu de la séance d’entraînement de la journée, récupérant tantôt sur mon divan d’impotent, tantôt sur le sol, tantôt dans mon lit.
Puis, le détail en question s’est transformé en illumination.
Lors de l’un de nos premiers affrontements, Soleil et Chaleur m’avaient privé de ma capacité à courir, consentant uniquement à me laisser marcher. Trois ans plus tard, ils m’avaient entièrement dépouillé de ma capacité à me mouvoir; l’ablation de mes capacités physiques avait alors été totale.
Cette fois-ci toutefois, en évitant de marcher et en continuant à courir, j’ai réussi à résister aux attaques de Soleil et de Chaleur et à mener à terme mon entraînement. Peut-être même que mon entêtement à me dresser contre leur domination tyrannique m’a permis de jeter les bases d’une relation nouvelle. Une relation où il n’y a ni dominant ni dominé, simplement des partenaires égaux…
L’été n’est pas encore arrivé officiellement, mais, déjà, il me semble prometteur. À condition que je fasse ce que j’ai fait après avoir bu mon Coca-Cola : continuer à courir!