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La course aux étiquettes

Pendant six ans, Shawn Bearden, ultramarathonien et professeur en physiologie de l’exercice à l’Université d’État de l’Idaho, a animé une baladoémission intitulée Science Of Ultra Podcast. Le principal objectif de Bearden était de diffuser de l’information pertinente, fiable et exploitable pour les ultramarathoniens.

Au cours de cette période, Bearden a traité pour ainsi dire de tous les sujets d’intérêt imaginables pour les ultramarathoniens : blessures, entraînement de vitesse en sentier, alimentation, hydratation, récupération, force mentale, biomécanique, course en descente, sommeil, acclimatation à la chaleur, fatigue neuromusculaire, physiologie en altitude, soins des pieds, troubles gastro-intestinaux et bien d’autres thèmes encore.

La plupart des épisodes se déroulaient sous la forme d’une entrevue, de sorte que Bearden s’est entretenu avec des dizaines d’experts dans leur domaine, mais principalement des universitaires, des scientifiques, des entraîneurs et des athlètes.

Toutefois, l’un des meilleurs épisodes de Science Of Ultra Podcast est un épisode sans invité, un épisode où Bearden se livre à une réflexion introspective d’environ 20 minutes.

Cet épisode s’intitule Run With Ease, courir avec aisance (audio et transcription). Le point de départ de la réflexion de Bearden est une question que les ultramarathoniens entendent assez fréquemment : « Pourquoi cours-tu des ultramarathons? »

Bearden évoque d’entrée de jeu la réponse la plus courante à cette question, l’explication classique chez les ultramarathoniens : « Je cours des ultras pour en apprendre plus sur moi, pour découvrir ce dont je suis capable. »

Au début, Bearden aimait bien cette idée. Il a d’ailleurs couru son premier ultramarathon, une course en sentier de 100 kilomètres, pour savoir s’il était capable de réussir un tel défi.

Mais ce type de réponse ne le satisfait plus. Bearden explique qu’il n’est pas nécessaire de courir des ultramarathons pour découvrir que l’on est capable de faire preuve de persévérance et de détermination, de surmonter des difficultés, de découvrir ce dont on est capable. Après tout, illustre-t-il, les histoires de personnes qui ont marché pendant des jours dans le désert ou à travers des montagnes dans un froid hivernal pour survivre après un accident sont nombreuses.

« Dans des circonstances appropriées, et avec de bons motifs, nous sommes tous capables d’accomplir des choses extraordinaires, fait valoir Bearden. Nous n’avons pas besoin de participer à un ultramarathon organisé et relativement sécuritaire pour nous prouver que nous sommes capables de nous rendre d’un point A à un point B dans un laps de temps donné. Lorsqu’accomplir une telle chose est vraiment important, on peut réussir. »

Bearden poursuit sa réflexion en expliquant que, si plusieurs personnes ont couru leur premier ultramarathon pour découvrir si elles étaient capables de franchir le fil d’arrivée, elles ont continué à prendre part à de telles épreuves pour d’autres raisons.

Ici encore, Bearden évoque la raison la plus courante, la raison classique chez les ultramarathoniens : « Je cours des ultras pour découvrir mes limites. » Et ici encore, Bearden se montre plutôt insatisfait par cette raison.

Bearden explique que les limites, qu’elles soient perçues ou observées, sont des concepts auxquels un coureur associe des étiquettes et des jugements envers lui-même. En cherchant à connaître ses limites, ajoute-t-il, un coureur cherche à obtenir des étiquettes, ce qui l’incite à porter des jugements.

En revanche, Bearden propose de reformuler cette raison pour la rendre plus satisfaisante. Pour cela, il faut que l’objectif à l’origine du désir de découvrir ses limites fraye la voie à une progression sans qu’il y ait de jugement. Le désir d’un ultramarathonien de découvrir ses limites doit servir strictement à adapter la démarche qu’il doit suivre pour continuer à progresser, sans jugement, insiste Bearden.

Concrètement, ce dernier propose d’adjoindre l’adjectif actuelles au terme limites. La réponse à la question « Pourquoi cours-tu des ultramarathons? » deviendrait donc : « Pour découvrir mes limites actuelles. »

Bearden poursuit ensuite sa réflexion en parlant des douleurs et des souffrances qui surviennent lors d’un ultramarathon et suggère une stratégie pour aider les ultramarathoniens à acquérir la capacité à souffrir moins :

« Chaque fois que vous exécutez quelque chose de difficile à l’entraînement, par exemple gravir une montée abrupte ou courir des intervalles à une vitesse élevée, détendez votre esprit et observez les sensations de votre corps comme si elles étaient ressenties par une autre personne. »

Il faut, explique Bearden, observer les inconforts sans souffrir, les observer avec intérêt et curiosité.

L’idée est de mettre en œuvre cette stratégie chaque occasion qui se présente lors des entraînements pour pouvoir y recourir lors des compétitions ou des sorties particulièrement longues ou éprouvantes.

Bearden termine sa réflexion en disant que l’objectif des ultramarathoniens ne doit jamais être de devenir meilleurs à souffrir, mais plutôt de souffrir moins dans des circonstances semblables; l’objectif n’est pas de rendre la course à pied plus facile, fait-il valoir, mais plutôt de courir avec une plus grande aisance.

La stratégie proposée par Bearden et sa conclusion sont certes intéressantes, mais sa thèse concernant les étiquettes l’est également. Elle est même d’autant plus intéressante qu’elle s’applique à la quasi-totalité des adeptes de la course à pied, pas seulement qu’aux ultramarathoniens.

En fait, s’il y a un domaine où les étiquettes sont nombreuses et importantes, c’est bien la course à pied! Le monde des réseaux sociaux en est la preuve la plus convaincante.

Il n’y a qu’à penser aux coureurs qui publient une photo dans laquelle ils portent un chandail aux couleurs bleu et jaune emblématiques du Marathon de Boston. Aux coureurs qui partagent une photo où ils sont en train de franchir, bras levés en signe de victoire, le fil d’arrivée d’un ultramarathon en sentier de 160 kilomètres. Ou encore aux coureurs qui font une publication à la fin de décembre pour faire état du kilométrage parcouru au cours de l’année.

Tous détiennent l’étiquette de base, celle de coureur, mais ils revendiquent en outre l’étiquette de marathonien, d’ultramarathonien et de coureur assidu, respectivement.

D’aucuns pourraient même affirmer qu’il existe autant d’étiquettes que de coureurs!

Évidemment, les coureurs ne font pas tous étalage de leurs réalisations sur les réseaux sociaux. En fait, la vaste majorité des adeptes de la course à pied n’y revendiquent probablement que très rarement une étiquette, certains par choix personnel, d’autres parce qu’ils n’y sont pas trop actifs, d’autres encore parce qu’ils n’y sont pas présents.

Deux faits peuvent toutefois être tenus pour des certitudes.

D’une part, l’écrasante majorité des personnes courent pour une raison. Certains s’adonnent à la course à pied pour découvrir ou repousser leurs limites, d’autres, pour le plaisir ou maintenir une bonne forme physique.

D’autre part, l’écrasante majorité des coureurs effectuent un certain suivi de leurs sorties de course, tout aussi minimaliste ce suivi puisse-t-il être. Rares, très rares sont les personnes qui courent sans accorder la moindre importance aux distances parcourues, à la durée des séances ou à la fréquence des sorties, par exemple. De nos jours, tous les coureurs utilisent soit une montre GPS, soit une application mobile.

Or, dès que l’on court pour une raison et que l’on procède à un suivi de ses sorties de course à pied, la dimension « jugement » s’impose d’elle-même. La force des choses amènera les coureurs à analyser, à comparer et à porter des opinions sur quelque chose ou sur quelqu’un. Ils le feront par rapport à eux, assurément, mais aussi par rapport à d’autres coureurs.

Rares, très rares sont les coureurs exclusivement motivés par le désir de s’améliorer par rapport à eux-mêmes et qui ne se comparent jamais aux autres. Bon nombre affirment courir en phase avec une telle philosophie, mais la vérité, c’est que tous les coureurs se comparent à l’occasion aux autres, portant ainsi un jugement sur les autres et sur les entraînements et les performances des autres.

Ainsi, nul besoin, contrairement à ce que Bearden pourrait conduire à penser, de chercher à découvrir ses limites pour que la dimension « jugement » fasse son apparition. Dès qu’il y a suivi, il y a jugement.

On peut donc conclure qu’en course à pied, étiquettes et jugement sont non seulement indissociables, mais aussi inévitables.

Mais il y a plus.

Parfois, derrière la recherche, l’obtention et la mise en valeur des étiquettes de coureur se trouvent des motivations qui ne sont pas toujours très honorables.

Une fois encore, le monde des réseaux sociaux donne lieu à quelques réflexions et constatations.

Revenons aux cas mentionnés un peu plus haut.

Un coureur qui publie une photo de lui avec un chandail du Marathon de Boston ne déclare pas seulement qu’il est un coureur et un marathonien. Il veut également faire savoir publiquement, et idéalement au plus grand nombre possible, qu’il appartient à un groupe « sélect » de coureurs qui ont participé à l’une des compétitions de course à pied les plus prestigieuses de la planète.

En se mettant en valeur de la sorte, ce coureur cherche peut-être aussi à se glorifier de sa participation au Marathon de Boston aux dépens des marathoniens qui n’ont pas encore réussi à se qualifier pour cet événement. Ce coureur ne l’admettra probablement jamais, mais peut-être prend-il même plaisir intérieurement à se moquer de tous les coureurs pour qui le Marathon de Boston restera incessible, faute d’un temps de qualification.

Un coureur qui partage une photo où on le voit terminer un ultramarathon en sentier de 160 kilomètres ne déclare pas seulement qu’il est un coureur et un ultramarathonien. Il veut également faire savoir publiquement, et idéalement au plus grand nombre possible, qu’il a parcouru la distance la plus révérée et la plus convoitée de cette discipline, un « 100 miler ».

En se mettant en valeur de la sorte, ce coureur cherche peut-être aussi à obtenir la reconnaissance de la part des autres finisseurs d’un ultramarathon de 160 kilomètres. Ce coureur ne l’admettra probablement jamais, mais peut-être est-il d’abord et avant tout en quête d’admiration et d’encensement de la part des coureurs sur sentier qui, dans leur progression, en sont encore aux ultramarathons plus courts.

Un coureur qui publie son bilan annuel de kilomètres parcourus à la fin de décembre ne déclare pas seulement qu’il est un coureur assidu. Il veut également faire savoir publiquement, et idéalement au plus grand nombre possible, qu’il prend la course à pied au sérieux et qu’il mène une vie active.

En se mettant en valeur de la sorte, ce coureur cherche peut-être aussi d’abord et avant tout à se vanter au grand dam de toutes les autres personnes qui ne courent pas aussi assidûment et qui ne mènent pas une vie aussi active.

La liste d’exemples et les possibles significations pourraient se poursuivre presque indéfiniment. D’aucuns pourraient même affirmer qu’il existe autant de motivations discutables que d’étiquettes!

Mais quoi qu’il en soit, nous nous reconnaissons tous un peu dans de tels exemples. La raison est simple : au-delà des résultats, des records personnels et des quêtes de dépassement de soi, au-delà des motivations de chacun, nous participons tous à une vaste course aux étiquettes, une vaste course au cœur de laquelle se trouve l’acte de porter jugement sur soi, certes, mais aussi sur les autres.