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La conjuration des coureurs (acte 2)

Acte 2 – Une sortie de course en sentier type

* Pour lire la première partie de ce texte, cliquez ici. *

Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui.
Jonathan Swift

Jeremiah savait qu’il se trouvait à quelques dizaines de mètres seulement de la fin de la montée. Un tout petit effort supplémentaire le séparait de la délivrance, c’est-à-dire d’un plat. Ce plat, Jeremiah pouvait même l’apercevoir. Mais, hors d’haleine, terriblement hors d’haleine, il capitula et cessa de courir.

Son premier réflexe fut de se pencher en plaçant ses mains sur ses genoux pour reprendre son souffle. Il changea toutefois d’idée en entendant des esclaffements derrière le vacarme qu’il produisait en respirant.

Jeremiah figea sur place, puis tendit l’oreille pour déterminer la provenance des éclats de rire. Malgré son essoufflement, il parvint à retenir sa respiration pour faire totalement silence.

Il constata une première chose : ces rires provenaient par-delà le plat qu’il avait tant convoité quelques secondes à peine auparavant. Puis, horrifié, il en constata une seconde : des gens s’approchaient de lui.

Un petit groupe de coureurs apparut subitement sur la montée.

D’un geste brusque, Jeremiah se saisit de ses jumelles et fit quelques pas précipités vers la bordure du sentier, au-delà de laquelle se trouvait une vaste zone boisée.

Il porta ses jumelles à ses yeux, puis balaya légèrement la tête de gauche à droite pour faire croire aux coureurs qu’il cherchait à localiser une espèce animale de grand intérêt qu’il venait tout juste d’apercevoir plus loin en retrait, derrière les premières rangées d’arbres.

Au même moment, une vive démangeaison se manifesta sur son testicule droit, une démangeaison furieuse, une démangeaison absolument insupportable, de celles qui feraient hurler de rage le plus grand des maîtres du bouddhisme zen. Jeremiah ne broncha pas, parvenant à résister à l’envie irrépressible de se gratter qui le rongeait intérieurement.

Les coureurs poursuivirent leur chemin en continuant à converser allègrement. Ils ne prêtèrent pas la moindre attention à Jeremiah.

Derrière ses jumelles, feignant d’observer attentivement une quelconque créature, Jeremiah regarda du coin de l’œil les coureurs s’éloigner tout en s’efforçant de taire ses respirations. Il avait l’impression d’être sur le point d’exploser.

Lorsque les coureurs furent suffisamment éloignés, Jeremiah relâcha ses jumelles et put enfin se pencher en plaçant ses mains sur ses genoux. Tandis qu’il donnait bruyamment libre cours à ses respirations, il glissa une main sous ses shorts et son boxeur de course. La démangeaison avait disparu, et Jeremiah avait oublié quelle partie de son scrotum avait été terrassée par de puissants picotements, mais il se gratta néanmoins les testicules énergiquement.

Il fallut à Jeremiah plusieurs longues secondes pour reprendre son souffle.

Quand il courait dans son élément, univers principalement constitué de trottoirs, de rues et de pistes cyclables, et qu’il s’engageait sur des montées, fussent-elles des faux plats insidieux ou des côtes abruptes, Jeremiah parvenait à maintenir des vitesses assez élevées, et souvent pendant des périodes prolongées, et ce, sans trop de difficulté. Et lorsque difficulté il y avait, il se concentrait sur un point au loin devant lui, serrait les dents et finissait toujours par s’en sortir.

Mais lors de ses occasionnelles sorties en sentier, dès qu’il s’engageait sur des pentes le moindrement ascendantes, fussent-elles des faux plats faiblards ou des côtes à peine inclinées, Jeremiah perdait rapidement la maîtrise de son appareil respiratoire.

D’abord sifflantes, ses respirations devenaient de plus en plus bruyantes, au point d’atteindre des intensités alarmantes, comme s’il était pris d’une grave crise de panique. Lorsqu’il courait sur des sentiers, il lui était impossible de serrer les dents. Il était édenté.

Ses performances sur les sentiers lui faisaient honte, et Jeremiah appréhendait chacune de ses sorties en nature pour cette raison. Entre autres.

En fait, ce qui angoissait le plus Jeremiah était la perspective d’être vu par d’autres coureurs dans un état de quasi-agonie respiratoire.

Après avoir longuement réfléchi à la question, il avait trouvé la solution parfaite : des jumelles.

L’instrument en tant que tel n’était pas très lourd. Jeremiah le trouvait certes un peu encombrant, et il avait comme principal inconvénient de rebondir continuellement sur sa poitrine au rythme de ses foulées, mais il lui permettrait d’éviter de subir un déshonneur humiliant devant d’autres coureurs lors de ses sorties en sentier.

La procédure que Jeremiah avait mise au point était simple : lorsqu’il tombait, ou était sur le point de tomber, en situation de détresse respiratoire et que des coureurs étaient à proximité, il arrêtait de courir et prenait ses jumelles pour faire mine d’observer un animal.

Au terme de sa longue période de réflexion, Jeremiah fut satisfait du degré de crédibilité de sa stratégie. Après tout, avait-il conclu, les sentiers n’étaient pas uniquement synonymes de sorties de course à pied et de randonnées pédestres : ils permettaient également d’aller à la rencontre d’animaux de toutes sortes dans leur milieu naturel.

Après seulement quelques « incidents » où il dut déployer sa stratégie sur le terrain, non seulement Jeremiah était-il devenu totalement convaincu de la crédibilité de sa tactique, mais, une fois rentré à la maison – et, surtout, une fois que les graves difficultés qu’il avait éprouvées avaient été oubliées –, il faisait les gorges chaudes de la crédulité des adeptes de la course en sentier, tous aussi prompts les uns que les autres à croire qu’ils avaient aperçu un homme prenant plaisir à combiner deux passions, la course à pied et l’observation de la faune, alors qu’en réalité, ces quelques secondes de leurre lui permettaient de dissimuler la situation critique d’essoufflement dans laquelle il se trouvait et de reprendre son souffle en toute discrétion. Et tout cela, simplement grâce à des jumelles!

Jamais l’idée qu’un inconnu puisse trouver plus bizarre d’apercevoir un coureur avec des jumelles qui rebondissaient continuellement sur sa poitrine qu’un coureur qui s’arrête pour reprendre son souffle sur une montée n’était venue à l’esprit de Jeremiah.

Jeremiah jeta un coup d’œil à sa montre. Ce fut le coup de grâce pour sa sortie en sentier.

— 46 minutes et 12 secondes! hurla Jeremiah. C’est tout!

La colère de Jeremiah doubla lorsqu’il découvrit la distance qu’il avait parcourue, en l’occurrence 4,8 kilomètres, son allure moyenne, 9 minutes et 38 secondes par kilomètre, et le dénivelé positif qu’il avait accumulé, 63 mètres.

— Esti de racines, vociféra-t-il.

Jeremiah reprit sa route en sens inverse. Une affaire de la plus grande importance l’attendait chez lui, affaire sur laquelle il travaillait à grand-peine, jusqu’à ce qu’il décide de faire une sortie de course en sentier pour se changer les idées.

— Esti de roches. Esti de sentiers. Esti de traileurs de merde…

*

Vêtue seulement de culottes et d’un soutien-gorge sport, Catherine s’examinait attentivement devant le miroir en mangeant sa collation d’avant-course préférée : une barre tendre énergétique pour athlètes féminines anti-anémie aux vertus bénéfiques pour la flore intestinale et l’équilibre œstrogène-progestérone.

L’arrière-goût tantôt de viande rouge crue, tantôt de légumineuses en conserve mal égouttées que lui laissaient dans la bouche certaines bouchées faisait grimacer Catherine, mais elle s’empressait chaque fois de passer outre à ce désagrément en se disant que ce qui primait, c’était de manger sainement.

Catherine prit une bouchée de sa barre tendre en se tournant pour s’observer de côté.

— Sti d’con, murmura-t-elle après quelques secondes à se scruter. Sont pas si grosses que ça mes cuisses. Et surtout pas flasques.

Son téléphone cellulaire émit un signal de notification pour l’aviser qu’elle avait reçu un message texte.

Catherine se dirigea vers son lit, prit son appareil et fronça sévèrement les sourcils en lisant l’aperçu du message, qui provenait d’Adam : « Suce en bas ».

Elle déverrouilla son appareil pour lire la suite du message, mais tout ce qu’elle vit fut une bulle contenant trois points. Plusieurs longues secondes s’écoulèrent avant que le message suivant d’Adam apparaisse à l’écran : « *suis ».

Catherine avala le reste de sa barre tendre et se dépêcha à enfiler un chandail et des shorts. Elle prit ensuite sa veste d’hydratation, dans laquelle elle avait placé une banane, une barre tendre et deux gels énergétiques seulement, sachant que sa sortie de course avec Adam serait, comme d’habitude, plutôt courte.

Adam, rebaptisé Pizzarus par ses amis coureurs en raison de sa forte, très forte, et parfois même violente, appétence pour les pizzas, traversait une période particulièrement difficile. Voilà des mois qu’une succession de blessures et de douleurs de toutes sortes l’empêchait de courir avec régularité et de renouer avec un volume d’entraînement satisfaisant.

Les amis coureurs de Pizzarus avaient tous une opinion sur la cause de ces maux, mais tous passaient sous silence le facteur véritablement déterminant : l’excès de poids dont Adam s’était pourvu lors d’une période de sa vie où, faute de temps, il avait diminué son volume d’entraînement sans toutefois revoir à la baisse le quantum de pizzas ingérées.

Catherine avait convaincu son ami de privilégier la course en sentier en faisant valoir que ce type de terrain était beaucoup moins rude pour les jambes et le corps que le béton et l’asphalte. Adam s’était rendu à l’avis de Catherine, reprenant la course à pied progressivement et en nature exclusivement.

Pizzarus savait que le chemin vers la « guérison complète et la reprise durable de la course à pied », formule que Catherine se plaisait à prononcer sur un ton professoral, serait long.

Pour garder le moral, Pizzarus consacrait donc ses temps libres à tenter de mettre au point un nouveau concept pour un ultramarathon qu’il rêvait d’organiser. Il jonglait et hésitait avec plusieurs idées, toujours les mêmes, depuis un certain temps, mais il était parvenu à établir les paramètres de base de son événement : les participants n’auraient droit qu’à une carte et à une boussole pour se repérer sur un parcours non balisé.

— Oua-ho! s’exclama Pizzarus en apercevant Catherine franchir la porte d’entrée de son immeuble d’appartements. Comme dirait Jay, on dirait que tes cuisses ont encore pris du coffre dernièrement!

— Ta gueule imbécile, tonna Catherine en appuyant sur le bouton Démarrer de sa montre.

Un bip se fit entendre, et Catherine commença à courir. Pizzarus lui emboîta le pas en grimaçant.


Ce texte est un clin d’œil au roman La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole.