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Textes divers

Un esprit libre dans un corps abîmé

Nombreux sont les adeptes de la course à pied pour qui l’expression « Un esprit sain dans un corps sain » représente un principe, une valeur ou même une philosophie de vie.

Il est vrai que cette expression peut être porteuse de motivation pour un coureur. Il y a l’idée qu’elle véhicule, courir pour être en bonne santé physique et mentale, mais aussi ce qu’elle implique, continuer à courir pour rester en forme et préserver sa santé mentale.

L’expression « Un esprit sain dans un corps sain » provient de la plume du poète satirique romain Juvénal. Très peu de choses sont connues avec certitude sur la vie de Juvénal, qui a vécu vers la fin du 1er siècle et le début du 2e siècle. Ce que l’Histoire a surtout retenu est l’œuvre de ce poète, soit une série de 16 textes regroupés sous le titre de Satires. Juvénal, qui regrette Rome des temps plus anciens et est d’avis que la Ville éternelle tombe dans la décadence, y jette un regard fort critique sur ses contemporains et son époque.

L’expression « Un esprit sain dans un corps sain » est une traduction d’un passage tiré de la 10e satire. Dans ce texte, Juvénal critique ses semblables pour leur propension à demander aux dieux des choses superficielles et futiles telles que la richesse, la gloire, une longue vie ou la beauté. Vers la fin de la satire, Juvénal fait valoir qu’il est inutile de demander aux divinités quoi que ce soit : les dieux savent mieux que quiconque ce dont les êtres humains ont véritablement besoin et veillent à leur donner l’utile, plutôt que l’agréable. Juvénal ajoute cependant que si une requête doit tout de même être adressée aux dieux, que cette demande soit la suivante : « mens sana in corpore sano ».

Pendant un certain temps, cette expression correspondait bien à ce que représentait la course à pied dans ma vie. J’ai commencé à courir d’abord et avant tout pour me remettre en forme; j’ai continué à courir pour rester en forme et évacuer le stress de la vie quotidienne. Toutefois, au fur et à mesure que je devenais un coureur sérieux et gagnais en expérience, cette expression est devenue de moins en moins représentative de ma relation avec la course à pied.

Voici pourquoi.

En pratiquant la course à pied plus sérieusement, j’ai naturellement augmenté la fréquence de mes sorties. Courir deux ou trois fois par semaine ne me suffisait plus. Ensuite, pendant un certain temps, je croyais avoir atteint l’équilibre parfait en courant cinq fois par semaine; je m’étais convaincu que j’avais besoin de deux jours de congé par semaine pour récupérer physiquement. Puis, j’ai augmenté encore la fréquence de mes sorties, courant souvent sept jours par semaine.

Cette progression vers une pratique de plus en plus assidue de la course à pied m’a permis de découvrir que la récupération est plus souvent une fausse nécessité qu’un impératif même. Je ne parle pas ici de la récupération qui découle d’une bonne nuit de sommeil – une véritable nécessité dans mon cas –, mais plutôt d’une journée de congé de course.

Lorsque je courais deux ou trois fois par semaine, il m’arrivait d’être interloqué par certaines petites douleurs qui se manifestaient lors de mes sorties. Il n’est pas ici question de douleurs vives ou difficiles à supporter; il s’agit plutôt de sensations physiques désagréables de toutes sortes qui me distrayaient négativement parce je les imaginais s’aggraver au point de devenir des blessures plus graves. Parfois, ces douleurs apparaissaient et disparaissaient définitivement au cours d’une même sortie; d’autres fois, elles demeuraient présentes pendant quelques séances.

Ces petites douleurs suscitaient mon étonnement parce que j’avais davantage de jours de congé que de jours de course, un régime d’entraînement qui, me disais-je, aurait dû permettre à mes jambes et à mon corps de récupérer et de se rétablir pleinement d’une séance à l’autre.

Peut-être que je courais mal…

Des experts et des coureurs expérimentés affirmaient qu’il fallait courir au moins trois fois par semaine pour progresser minimalement et permettre au corps de s’adapter à la course à pied.

Peut-être que je ne courais pas assez souvent…

Lorsque j’ai commencé à courir plus fréquemment, la situation ne s’est ni améliorée ni aggravée. Toutefois, certaines petites douleurs duraient plus longtemps, parfois pendant plusieurs semaines – et même pendant plus d’un an dans un cas en particulier.

Peut-être que je courais mal… ou trop souvent…

Cependant, ces douleurs ne m’empêchaient pas d’enfiler mes chaussures de course. Je courais alors depuis plusieurs années et je ne m’étais jamais blessé au point de devoir cesser de pratiquer mon sport pendant une période prolongée. Les différentes douleurs qui se manifestaient de temps à autre ont ainsi acquis une certaine légitimité du fait que j’avais augmenté la fréquence de mes sorties au point de courir presque quotidiennement. Mes semaines d’entraînement comptant désormais davantage de journées de course que de journées de congé, il est normal que mes jambes ne retrouvent pas, jour après jour, leur pleine vigueur au lendemain d’une sortie, que les petits bobos ne disparaissent plus aussi rapidement.

Par la force des choses, j’en suis venu à conclure que je ne courais ni mal, ni insuffisamment, ni excessivement et à accepter l’idée que courir plusieurs fois par semaine implique d’avoir souvent un petit quelque chose quelque part. Autrement dit, j’ai accepté d’avoir un corps quelque peu abîmé.

D’autre part, en gagnant en expérience, j’ai commencé à remettre en question certaines idées largement répandues dans le monde de la course à pied, dont certaines reposent sur la science, les études et les recherches scientifiques, les avis d’experts et autres mots et concepts en grande vogue dans le milieu.

Je ne me décrirais pas comme un adepte du scepticisme scientifique, mais, en matière de course à pied, j’ai acquis au fil du temps une forte inclination pour les connaissances empiriques, en particulier celles qui tirent leurs origines de mes propres expériences.

Certes, je me tiens informé et à l’affût des faits nouveaux et des avancées de la science qui concernent la course à pied par la lecture et l’écoute de baladoémissions, par exemple. Je lis, j’écoute, j’enregistre. Cependant, il me semble tout aussi important, et même plus, de pratiquer le doute, d’exercer son jugement et, surtout, de tirer des enseignements de ses erreurs et de ses expériences. Je lis, j’écoute, j’enregistre… mais je réfléchis, je fais la part des choses et je fais mien ce qui me sied. Bref, en gagnant en expérience, je suis devenu un esprit libre.

Voici quelques-unes de ces idées largement répandues que j’ai remises en question parce que mon expérience me guidait dans ce sens.

😕 L’idée selon laquelle il est important de s’alimenter et de s’hydrater lorsqu’un entraînement dure plus d’une heure, une heure et demie.

Alain Bordeleau, détenteur, depuis 1984 – !!! –, du record québécois au marathon (2:14:19)​, courait ses marathons en buvant très peu d’eau et sans manger*. Certes, il est ici question d’un coureur exceptionnel et de très haut calibre. Mais n’est-il pas raisonnable de penser qu’il est tout à fait possible et sans dangers ni risques véritables pour un coureur amateur d’effectuer ses longues sorties sans s’hydrater et s’alimenter?

Pour ma part, j’ai progressivement acquis la capacité à courir 30, 40 et même 50 kilomètres en endurance fondamentale sans boire ni manger.

Par le passé, j’avais pour habitude, à l’instar de bon nombre d’autres coureurs, d’emporter des gels énergétiques et de l’eau lors de mes longues sorties en endurance fondamentale. J’ai toutefois fini par abandonner les gels parce que la pollution causée par l’emballage m’agaçait de plus en plus – beaucoup de matériau pour peu de contenu. Ensuite, pendant un certain temps, je mangeais des fruits secs (dattes et abricots). Je me suis toutefois lassé assez rapidement de devoir transporter un poids qui me semblait de plus en plus inutile.

À présent, il m’arrive d’emporter une barre tendre ou une sucrerie quelconque, non par crainte de manquer d’énergie ou d’avoir faim, mais plutôt comme récompense de mi-séance. Parfois, à mon retour à la maison, je constate que je n’ai pas avalé ce que j’avais emporté : l’idée de manger ne m’a même pas traversé l’esprit.

Pour ce qui est de l’hydratation, je ne transporte de l’eau qu’en cas de véritable nécessité – par exemple, une longue sortie lorsqu’il fait très chaud dans un lieu où je n’aurais pas accès à de l’eau potable –, soit presque jamais. Je tâche surtout d’avoir suffisamment bu avant de partir. Je considère la capacité à courir sans boire comme une habileté perfectible, jusqu’à un certain point et dans des conditions météorologiques « favorables » (pas trop chaud), bien évidemment.

😕 L’idée selon laquelle il faut éviter de courir plus de 32 kilomètres en entraînement en préparation pour un marathon pour éviter une accumulation de fatigue et les blessures. À cette idée, j’ajouterais le fameux mur du marathon.

La très vaste majorité des programmes d’entraînement pour le marathon sont structurés de telle sorte que les longues sorties sont allongées progressivement sur plusieurs semaines. Ces longues séances sont en outre entrecoupées de séances plus courtes et de jours de repos. Malgré cela, une accumulation de fatigue demeure fort probable. En fait, elle est même souhaitable, car elle indique qu’un travail exigeant et inhabituel est en cours.

Pour ce qui est des blessures, elles peuvent survenir à tout moment. Telle est la réalité pour tous les coureurs. Cependant, il me semble assez difficile de soutenir qu’il devient soudainement beaucoup plus dangereux d’un point de vue physiologique de courir au-delà de 32 kilomètres, plutôt que 30 ou 35 kilomètres. En réalité, cette idée semble reposer davantage sur des ouï-dire que sur des faits.

Tout bien réfléchi, plusieurs coureurs semblent oublier l’essentiel : s’entraîner pour un marathon est censé être difficile! Du moins lorsque le coureur se donne pour objectif de réaliser cette épreuve le plus rapidement possible!

Quant au mur du marathon, loin de moi d’idée de nier le fait qu’après une période d’effort physique d’une certaine durée, les réserves de glycogène s’épuisent, phénomène non seulement inévitable, mais qui se produit assez rapidement lorsque le degré d’intensité est élevé.

Cela dit, je me demande parfois si le mur du marathon est aussi réel et probable que certains se plaisent à l’affirmer. À force de lire et d’entendre qu’après le tournant des 30 kilomètres d’un marathon se trouve un mur, les coureurs finiront forcément par croire en l’inéluctabilité de la collision.

Personnellement, je n’ai jamais heurté le mur du marathon, mais je me suis déjà fracassé lamentablement contre le mur du 40e kilomètre d’un ultramarathon sur route de 60 kilomètres. Curieusement, je n’ai jamais rien lu ni entendu sur ce mur en particulier…

Ici encore, plusieurs coureurs semblent oublier l’essentiel : courir un marathon est censé être difficile! Et les difficultés atteindront leur paroxysme en fin d’épreuve, non pas au début!

😕 L’idée selon laquelle il faut changer ses chaussures de course après avoir parcouru 600, 1000 kilomètres tout au plus.

À mon avis, il s’agit de l’idée la plus déplorable dans le milieu de la course à pied. Je dirais même qu’elle est irresponsable du point de vue de l’environnement.

En ce qui concerne la durée de vie des chaussures de course, le kilométrage recommandé varie d’une source à l’autre, mais de façon générale, les recommandations vont de 400 kilomètres, notamment pour les chaussures dites de compétition, à 1000 kilomètres; un chiffre qui ressort souvent est 600 kilomètres.

Cette distinction entre chaussures d’entraînement et chaussures de compétition m’a toujours apparu curieuse. Mes chaussures d’entraînement sont mes chaussures de compétition, et vice versa. Si j’étais un athlète d’élite dont le gagne-pain était la course à pied, peut-être que j’aurais une opinion différente. Quoi qu’il en soit, les propos qui suivent concernent donc les chaussures dites d’entraînement.

À ce sujet, mon expérience est sans équivoque : à moins d’une usure prématurée, par exemple à cause d’un défaut de fabrication, les chaussures de course sont encore en très bon état bien après la marque des 1000 kilomètres.

Au cours des dernières années, j’ai utilisé en alternance des chaussures jusqu’à ce qu’elles affichent plus de 3000 et 4000 kilomètres au compteur. Je possède même une paire qui en compte plus de 5150 – bien que je ne l’utilise désormais plus que très rarement. Aucun problème à signaler, sinon, évidemment, que mes fidèles compagnes sont un peu moins confortables que la paire de chaussures que j’ai récemment acquise.

Malheureusement, certains outils couramment utilisés par les coureurs alimentent la propagation de cette idée.

Par exemple, la valeur par défaut de l’option de suivi de l’usure des chaussures de la populaire application Runkeeper est de 400 kilomètres. « Il est temps d’investir! », indiquera alors l’application à son utilisateur. « Elles ont fait leur temps. »

Runkeeper a été achetée par Asics en 2016…

Peut-être ceci explique-t-il cela…

À coup sûr, Juvénal y trouverait matière à satire…


*Pour en savoir plus à ce sujet, écouter l’épisode no 15 (13 mai 2019) de la baladoémission Le monde de la course. Ce moment de la discussion entre l’animateur, François Jarry, et Alain Bordeleau est fort intéressant et contient plusieurs éléments de matière à réflexion. Sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=mKywTJaITgw, à partir de 1:09:55. Version audio seulement : https://anchor.fm/lemondedelacourse/episodes/15-Alain-Bordeleau-et-Guylaine-Handfield-eofv4u, à partir de 1:10:26.