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La conjuration des coureurs (acte 1)


Acte 1 – À la taverne

Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui.
Jonathan Swift

— Garçon! Au galop! Une cervoise bien tiède! hurla Jeremiah, sourire fendant aux lèvres, en franchissant la porte d’entrée du Licencieux.

Connu pour ses arrivées remarquées et tonitruantes dans Le Licencieux, Jeremiah adorait plus que tout dans la vie piquer Catherine, la serveuse de cet établissement, la seconde même où il entrait. La formule sur laquelle il avait jeté son dévolu cette soirée-là figurait d’ailleurs parmi ses déclarations favorites.

Quant à Catherine, il s’agissait d’une formule qu’elle abhorrait, non pas parce qu’elle n’était pas un garçon, mais plutôt en raison de la condescendance machiste qu’elle dénotait chaque fois dans le ton de Jeremiah.

Catherine se tourna néanmoins sur-le-champ pour prendre une chope à bière sur le comptoir métallique qui se trouvait derrière elle. Elle tendit tout d’abord une main pour prendre une chope au hasard, puis, après une fraction de seconde d’hésitation, décida de prendre l’une de celles qui venaient d’être retirées du lave-verres et qui étaient encore chaudes.

Ouin, une bière bien tiède pour toi, sti d’trou de cul, se dit-elle en remplissant la chope et en réfléchissant à ce qu’elle pourrait rétorquer à Jeremiah, qui s’assoyait au bar.

— Pis, comment vont les ventes, Jay? lui demanda-t-elle.

Catherine déposa la chope devant Jeremiah, tout en s’efforçant de contenir le sourire sarcastique qui cherchait à exploser sur son visage.

Pleinement conscient de la manœuvre de contre-attaque opérée par Catherine, Jeremiah prit une gorgée de bière en fixant longuement du regard le bouton bien purulent qui trônait sur le front de la serveuse depuis quelques jours. Il lâcha un puissant rot en forçant quelque peu la note. Une grosse goutte de salive jaillit de sa bouche et alla atterrir directement sur le levier de la pompe à bière. Catherine regarda la scène avec un air de dégoût.

— Eh bien, m’est avis que la populace, de laquelle, bien évidemment, font partie les traileurs, me dégoûte et me désappointe chaque jour un peu plus, lança Jeremiah sur un ton pompeux et avec un accent franco-maghrébin.

— Tu penses pas que tu devrais changer ta stratégie de vente? lui demanda la serveuse.

Jeremiah poussa un grognement d’agacement, puis avala une longue gorgée de bière.

— Les probabilités que tu tombes sur un coureur qui achète ton tofu en faisant du porte-à-porte sont assez minces, poursuivit Catherine, mais en laissant cette fois-ci libre cours au sourire sarcastique qu’elle avait réfréné quelques instants auparavant.

Jeremiah avait mis au point un produit fort original : du tofu aux flocons de betterave. Il avait en outre entrepris des démarches pour faire breveter son produit, procédures administratives lourdes et fastidieuses qui l’avaient d’ailleurs fait exploser de colères à quelques reprises.

Un moment en particulier lors de ces démarches avait plongé Jeremiah dans une vive irritation.

Au cours d’une conversation téléphonique avec l’examinateur de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada qui a été affecté à son dossier, Jeremiah s’était vertement indigné de la lenteur du processus d’approbation.

— Comme vous le savez, monsieur, commença par dire l’employé sur un ton tout à fait respectueux, l’un des trois principaux critères de l’Office pour accorder un brevet indique que l’invention doit être utile. Or, l’Office est à évaluer si ce critère est resp…

L’examinateur n’avait pu terminer son explication : saisi d’un violent accès de colère, son interlocuteur avait brusquement mis un terme à la communication en vociférant des jurons épouvantables.

Dès son réveil le lendemain matin, Jeremiah, toujours en proie à une vive irritation, avait googlé l’employé en question et découvert qu’il était un adepte de course à pied en sentier. Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. Lors des échanges téléphoniques subséquents avec l’examinateur, Jeremiah s’était fait un point d’honneur d’être soit désagréable, soit hargneux, parfois les deux simultanément…

Lorsque Jeremiah termina sa gorgée de bière, une épaisse bande de mousse couvrait l’entièreté de son sillon sous-nasal et menaçait même de pénétrer dans ses vestibules nasaux.

— Ha, ha, ha. Très drôle garçon, rétorqua Jeremiah avec nonchalance à Catherine.

— Dis-moi, garçon, poursuivit-il en tirant une manche de son t-shirt pour essuyer la mousse, comment ça se fait que t’es pas en train de manger quek chose?

Si Jeremiah était reconnu pour ses apparitions fracassantes dans Le Licencieux, Catherine, elle, avait la réputation de toujours être en train de manger.

Jeremiah fixa son regard sur les lèvres de Catherine, puis ajouta :

— Tu sais à quel point j’aime te regarder insérer des choses dans ta bouche.

— Sti de pervers, se contenta de répondre Catherine en s’éloignant pour servir des clients qui venaient de s’installer au bar un peu plus loin.

— Ce que j’aime moins par contre, poursuivit Jeremiah en haussant le ton pour que la serveuse entende bien ses propos, c’est tes grosses cuisses flasques de traileuse.

Jeremiah regarda les fesses de Catherine, puis ajouta, en parlant encore plus fort :

— Avec toutes ces heures que tu passes sur les sentiers, je comprends pas que tes jambes soient pas plus musclées que ça. Mais c’est vrai que tu passes ton temps à manger quand tu cours. Ça aide pas ça!

Fervente adepte de course en sentier, Catherine ne partait jamais courir, et ce, quelle que soit la distance au programme, sans avoir soigneusement placé dans sa veste d’hydratation au moins deux bananes, trois barres tendres et quelques gels énergétiques.

Satisfait de sa série d’attaques en rafales, Jeremiah se leva, prit une gorgée de bière, posa bruyamment sa chope sur le comptoir et se dirigea vers la sortie.

Constatant que la chope de Jeremiah n’était pas encore vide, Catherine comprit immédiatement ce qu’il s’apprêtait à faire.

— T’sé, les toilettes sont beaucoup plus proches, lança-t-elle. Pis en plus, y’a peu de chances que tes efforts de prospection portent leurs fruits avec ta queue dans une main!

— Ha! cria Jeremiah. Et c’est moi le pervers!

— En plus, tu portes tes shorts blancs dégueulasses tachés de jus de betterave!

Jeremiah ouvrit la porte, s’arrêta subitement, puis lança :

— Tsé, parfois, quand je t’écoute débiter tes conneries, j’aimerais vivre dans la période pré-1988 des tavernes au Québec.

Jeremiah sortit, satisfait de sa répartie.

Une chose en particulier égayait à coup sûr Jeremiah : uriner sur l’un des deux murs latéraux en briques extérieurs du Licencieux. Et bien que Catherine eût parfaitement raison – la distance à parcourir était beaucoup plus élevée en allant à l’extérieur plutôt qu’aux toilettes du Licencieux –, pour Jeremiah, l’effort supplémentaire qu’il devait déployer pour se soulager sur un mur en briques en valait largement la peine.

Jeremiah s’installa de biais par rapport au mur, écarta légèrement les jambes pour ne pas entraver le ruissellement d’urine et se laissa aller. Des gouttes d’urine rebondirent sur ses tibias après avoir frappé le mur, mais Jeremiah ne bougea pas d’un poil. La soirée était fraîche, et un nuage de vapeur d’urine dense et en forme de champignon lui monta au visage. Jeremiah ne bougea pas d’un poil. Il fixa son regard sur l’affiche « Défense d’uriner » qui était fixée sur le mur un peu plus loin, sourit, puis pensa aux cuisses de Catherine avec une certaine concupiscence.

Lorsqu’il refranchit l’entrée du Licencieux, Jeremiah arborait un air d’homme contenté et victorieux. Catherine, elle, était dégoûtée par l’air de pervers triomphant qu’elle lisait sur son visage.

— La chose ne t’intéresse sûrement pas, lui lança Jeremiah en marchant vers le bar, toi et tes chronos d’arrière-grand-mère mongolienne, mais les betteraves sont riches en nitrates.

Catherine tourna son regard vers des clients attablés à l’autre bout de la taverne, feignant de ne pas entendre Jeremiah.

— J’imagine que tu comprends déjà rien à sque j’te dis, poursuivi Jeremiah, mais ça veut dire que les betteraves ont des effets bénéfiques sur les performances sportives. Elles stimulent le flux sanguin, t’entends? Plus de sang dans les muscles, plus d’oxygène, plus d’énergie!

— Wow, voilà donc le secret de ton cinq kilomètres en moins de 20 minutes, lança Catherine sur un ton railleur.

— En moins de 18 minutes 46 secondes, s’empressa de rectifier Jeremiah. En 18 minutes, 45 secondes et 7 centièmes, plus exactement! cria-t-il en envoyant des postillons sur le bar.

— Ouin, eh bien, ça veut juste dire que t’es l’un de ces cons prétentieux qui se rendent pas compte que leurs chronos sont à des années-lumière des chronos des élites les plus lents, tonna Catherine.

Jeremiah prit une gorgée de bière tranquillement comme s’il n’avait rien entendu.

— Par con prétentieux, j’entends coureur sur route! s’exclama Catherine en s’éloignant.

                — T’es juste fru passque tu cours un marathon sur route à ton plus vite en quatre heures et que tes sorties relax en montagne de 42 kilomètres durent quatre heures aussi.

Jeremiah reporta sa chope de bière à la bouche, puis ajouta, avec un sourire malicieux :

— C’est comme si t’avais deux vitesses : lentement… et… lentement!

Jeremiah trouva sa riposte tellement drôle qu’il avala sa gorgée de travers et s’étouffa. Il rejeta bière et air par le nez avec une telle force qu’un amas de salive et de bière jaillit haut et loin dans les airs. Une crotte de nez bien dodue se détacha de cet amas et alla atterrir en plein centre de l’appareil à écran tactile dont se servait Catherine pour inscrire les commandes et produire les factures.

Affairée à servir des clients, Catherine ne vit pas ce qui venait de se passer.

Jeremiah fixait l’appareil d’un air hébété. Il sortit soudainement de sa torpeur et avala rapidement une autre gorgée de bière.

Catherine s’éloigna des clients et se dirigea vers l’appareil à écran tactile, puis s’arrêta net.

— Câlisse, Jeremiah! tonna-t-elle. Esti de dégueulasse!

La serveuse se tourna pour continuer à invectiver Jeremiah, mais tout ce qu’elle vit furent des mollets bien découpés franchir la porte.

Sur le comptoir du bar, la chope de Jeremiah avait été vidée jusqu’à la dernière goutte.


*Ce texte est un clin d’œil au roman La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole.