Fins d’esprit, mes lecteurs auront d’emblée compris qu’il existe deux autres entités présentes dans la vie du coureur. En fait, non seulement ces deux entités sont-elles bien réelles, mais il me serait impossible de théoriser convenablement le concept dont il est ici question en les ignorant. Je m’attacherai donc tout d’abord à décrire ces deux premières entités.
La première d’entre elles est de nature physique. Il s’agit du corps du coureur, qui symbolise ses capacités et habiletés athlétiques. Il s’agit également de l’entité sur laquelle le coureur possède le moins d’emprise, car elle est régie par des limites d’ordre physiologique.
Il y a tout d’abord les réserves de glycogène dont est doté le corps humain. Pour le coureur, il s’agit du carburant dont il dispose pour alimenter ses efforts, sa principale source d’énergie – et aussi la plus facilement accessible.
Or, il est généralement admis que l’épuisement des réserves de glycogène se produit après seulement environ 90 minutes d’efforts soutenus. Lorsque le degré d’intensité est moins élevé, par exemple en endurance fondamentale, ce phénomène se produit moins rapidement, mais il demeure inévitable.
Certes, il est possible de freiner l’épuisement de ces réserves en s’alimentant pendant une séance d’entraînement ou une compétition. Cependant, cette solution présente également des limites. Si le coureur s’alimente pendant qu’il court, une part de l’énergie dont il dispose pour courir sera perdue, détournée vers la digestion. De plus, s’il s’entête à avaler des calories sans modération ou précaution, il risque d’éprouver des troubles gastro-intestinaux.
À ces réserves de glycogène limitées s’ajoutent la fatigue et les dommages musculaires qui découlent de l’acte de courir. Plus l’intensité des efforts sera élevée, plus ces conséquences surviendront rapidement. Mais même à faible intensité, fatigue et dommages musculaires sont inévitables.
S’il est possible de s’alimenter pendant un entraînement ou une compétition pour maintenir un certain niveau d’énergie et prévenir un épuisement complet des réserves de glycogène, peu de solutions s’offrent au coureur pour éviter la fatigue et les dommages musculaires.
Un coureur peut certes améliorer sa force, son endurance et sa résilience en s’entraînant régulièrement; ce faisant, il pourra retarder la fatigue et les dommages musculaires. Toutefois, la course à pied est une activité brutale pour le corps, et les conséquences des impacts répétés des jambes sur le sol finissent par se faire ressentir lorsque l’effort se prolonge au-delà d’un certain point.
Tous les adeptes d’ultramarathons en sentier l’ont constaté : quel que soit le nombre de kilomètres et de mètres de dénivelé positif et négatif qu’ils ont mis dans les jambes en entraînement en vue d’une compétition, après à peine quelques heures à alterner course, marche et montées et descentes en montagne, leur corps commencera à protester.
Dans un monde parfait, le coureur renforcerait son corps et améliorerait sa résistance à la fatigue et aux dommages musculaires indéfiniment et de manière proportionnelle au travail déployé à l’entraînement. Malheureusement, le corps humain n’est pas ainsi conçu. Le coureur arrivera inévitablement à un point où les gains obtenus par rapport au travail abattu à l’entraînement ne sont plus aussi substantiels ou attrayants qu’auparavant.
L’entrée en scène de la deuxième entité survient précisément lorsque le coureur n’a plus d’énergie et que la fatigue et les dommages musculaires commencent à peser lourd, c’est-à-dire lorsque la première entité abandonne le coureur. Cette deuxième entité est de nature psychique. Il s’agit de la tête du coureur ou, comme le veut la formule dans le milieu du sport, sa force mentale.
Yogi Berra a été joueur, gérant et entraîneur de baseball professionnel. Il est décédé en 2015, mais plusieurs de ses déclarations, souvent drôles et insolites, mais parfois tout simplement absurdes, lui ont survécu.
L’une d’elles, probablement la plus populaire, est la suivante : « Le baseball est à 90 % mental. L’autre moitié est physique. »
Cette idée, celle de l’importance de la force mentale, est bien présente dans le milieu de la course à pied.
Prenons l’exemple d’un coureur qui s’entraîne en vue d’un ultramarathon de 100 kilomètres. Qu’il souhaite couvrir cette distance pour la toute première fois de son cheminement ou qu’il l’ait déjà parcourue par le passé et désire améliorer son chrono, il est hautement improbable qu’il réalise une séance d’entraînement de 100 kilomètres.
Dans un tel scénario, la très vaste majorité des coureurs limiteront la distance de leurs longues sorties à 30, 40 ou 50 kilomètres. La raison est simple : nul besoin d’entraîner son corps à courir 100 kilomètres pour y parvenir le jour d’une compétition.
Ce qui permettra au coureur de gagner le fil d’arrivée de son ultramarathon de 100 kilomètres ne sont pas tant ses capacités et habiletés physiques et athlétiques, la première entité, que sa force mentale, la deuxième entité.
Diverses théories, philosophies et idées sont associées à la deuxième entité.
L’un des concepts les plus intéressants est celui du gouverneur central (central governor) de l’auteur, professeur émérite et coureur sud-africain Timothy Noakes.
Selon Noakes, il existe un mécanisme dans le cerveau qui encadre et limite les efforts déployés par un athlète pour l’empêcher de mettre en péril l’homéostasie (soit l’état d’équilibre de différentes constantes physiologiques, comme la température corporelle, le débit sanguin et la tension artérielle). En limitant les efforts physiques, ce mécanisme, qui se déroule dans le subconscient, diminue le recrutement des fibres musculaires, causant dans la foulée une sensation de fatigue. En fait, Noakes est parvenu à la conclusion que la fatigue n’est pas un état physique, mais plutôt une émotion ou une sensation protectrice.
Ce qu’il faut retenir est que ce mécanisme se déroule dans le subconscient, et que les sensations de fatigue engendrent, dans la tête d’un athlète, des pensées du style « Ça commence à être difficile. Je dois ralentir. » Il s’agirait simplement du gouverneur central qui cherche à préserver l’homéostasie.
Ce type de messages de la part de la deuxième entité, je connais bien. Il est ici question de celui que j’appelle le « partenaire le plus fidèle du coureur sérieux » dans PTVTCS, cette voix intérieure qui cherche à éroder la détermination et la confiance avec toutes sortes de pensées négatives et démoralisantes.
Heureusement, l’emprise du coureur sur la deuxième entité peut être considérablement plus grande que celle qu’il exerce sur la première entité. En fait, la deuxième entité est bien plus malléable que la première entité. Et plus un coureur conditionnera cette deuxième entité à son avantage, plus il raffermira sa force mentale.
Malheureusement, la deuxième entité a, elle aussi, ses limites et elle finit, elle aussi, par abandonner le coureur. Certes, il est possible de retarder cette défection à l’aide de mantras et de monologues intérieurs positifs et encourageants. Cependant, la deuxième entité emboîtera inévitablement le pas à la première entité lorsque l’effort se sera prolongé au-delà d’un certain point.
En ce qui me concerne, non seulement les deux premières entités m’abandonnent-elles, mais j’ai parfois l’impression qu’elles s’associent et se retournent toutes deux contre moi. À cela s’ajoute le fait que, tout aussi sérieux que je puisse être dans ma pratique de la course à pied, je demeure un coureur bien ordinaire. Mon corps et ma tête exhibent donc parfois une médiocrité démoralisante.
C’est ainsi que m’est venue l’idée de créer et de façonner à mon obéissance une troisième entité!
Le parallèle le plus illustratif que je puisse établir pour expliquer ce concept concerne l’un des enseignements du guru indien Sadhguru, à savoir la réponse qu’il donne lorsqu’on lui demande comment mettre fin à la souffrance. Selon Sadhguru, pour ne plus souffrir dans la vie, il faut créer un espace entre soi et son corps et un espace entre soi et son esprit…
La troisième entité serait, en quelque sorte, un espace entre moi et les deux autres entités. Elle serait impartiale et désintéressée, sauf pour une chose en particulier, la seule et unique mission dont elle serait investie : m’obliger à continuer à courir lorsque les deux premières entités m’ont abandonné.
Je conviens que cette idée peut sembler farfelue. Toutefois, je crois être parvenu à donner naissance à quelque chose qui ressemble à une telle entité.
Tout a commencé il y a un an ou deux avec un simple monologue intérieur qui ressemblait à ce qui suit.
« Ah oui! T’as envie de continuer tout droit pour rentrer le plus rapidement possible? Eh bien, nous allons faire le contraire! ».
Je venais de gagner l’une des deux extrémités d’un pont que j’emprunte fréquemment lors de mes sorties. Deux choix s’offraient alors à moi. Je pouvais continuer tout droit, le trajet le plus rapide vers la maison, un kilomètre et demi plus loin. Mais je pouvais aussi tourner à droite et prendre un détour qui rallongerait ma sortie d’environ un kilomètre par rapport au trajet le plus court.
Je ne me souviens plus quelles avaient été mes pensées dans les moments qui ont précédé ce monologue intérieur. Peut-être étais-je en train de penser à David Goggins, qui excelle dans ce genre de guerre psychologique avec lui-même lorsqu’il est question d’un entraînement ou d’un exercice désagréable ou difficile, à plus forte raison si sa première réflexion est « Je n’ai pas envie de faire ça. »
Toujours est-il que j’ai décidé de virer à tribord toute. Un kilomètre de plus, ce n’est pas grand-chose, pourrait-on me dire, et avec raison. Après tout, il est ici question de cinq à six minutes de course de plus.
Cependant, ce petit crochet donna lieu à des interactions fort désagréables avec la deuxième entité. Au cours de ces échanges, il a essentiellement été question de l’« ampleur » de la distance qu’il me restait à couvrir et du fait que j’étais fatigué et que je n’avais plus envie de courir depuis un moment déjà; la première entité, quant à elle, bien qu’elle se trouvât en second plan, manifestait avec conviction sa dissidence.
Mais malheureusement pour elles, la distance supplémentaire que je m’étais imposée n’était pas assez importante pour que je change d’idée. J’ai donc serré les dents et poursuivi mon chemin.
Bien que ces moments ne figurent pas parmi les plus gais dans ma vie de coureur, je me suis soumis de nouveau à ce même exercice à quelques reprises au cours des mois qui ont suivi. Chaque fois, le résultat avait été le même.
Puis, un jour, en arrivant chez moi après avoir résisté à une forte envie d’opter pour le chemin le plus court après avoir traversé ce même pont, j’ai constaté que je n’avais buté contre aucune résistance de la part des deux premières entités! Aucune interaction désagréable n’était à signaler!
Après le virage à droite, j’avais tout simplement continué à courir, comme si j’avais été guidé par une sorte de force supérieure au dévouement désintéressé.
Plus tard, tout s’était éclairci : la troisième entité avait pris le relais!
À suivre (peut-être).