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Un intrus parmi les élites

Je l’ai su dès l’instant où j’ai pris connaissance de la liste provisoire des participants à cette compétition sur piste extérieure, le 5000 m Run-Fast YUL.

Mais ce sont surtout les performances de ces coureurs pour cette distance qui étaient révélatrices : entre 14 minutes 12 secondes et 18 minutes 30 secondes pour la vaste majorité d’entre eux! Aucun doute, je n’étais pas du même calibre!

Tous faisaient partie d’un club d’athlétisme, ce qui n’était pas mon cas, et plusieurs d’entre eux étaient mes cadets de plus de 20 ans.

J’ai immédiatement eu envie de m’inscrire, non pas pour me mesurer à ces coureurs d’élite et à ces jeunes espoirs, mais plutôt pour m’infiltrer en intrus, en quelque sorte, et observer. Avec un peu de chance, me suis-je dit, je parviendrais à protéger ma couverture jusqu’à ce que je traverse le fil d’arrivée, quelques minutes après l’élite « moyen ».

Évidemment, je voulais également briller… dans les limites de mes capacités et de mon niveau. Je n’avais jamais participé à une compétition sur piste*, et mon record personnel au 5 kilomètres sur route était de 19 minutes 3 secondes. J’étais convaincu que je pouvais facilement faire mieux. J’ambitionnais la gloire! Et même si je savais que je figurerais dans les derniers rangs du classement général malgré un chrono relativement bon pour un coureur amateur, j’étais enthousiaste à l’idée de prendre part à cette compétition.

Fidèle à mes habitudes, je me suis fixé un objectif situé sur les franges de l’illusion.

D’aucuns affirment qu’il est préférable de se fixer des objectifs réalistes et atteignables lors de la préparation pour une compétition de course à pied. Cette approche prudente aiderait à éviter les déceptions, la perte de motivation et, pour certains, l’abandon de la course à pied après quelques échecs successifs.

Personnellement, je ne partage pas cette opinion. Je préfère me fixer des objectifs trop audacieux, à quelques foulées de l’irréalisme, en sachant que les risques d’échec sont largement plus probables que les chances de réussite. À mon avis, en course à pied, déception et insatisfaction sont deux sources d’amélioration et de progression grandement sous-estimées.

Quoi qu’il en soit, un premier écueil s’est vite présenté sur ma route vers la gloire. Pour avoir le droit de m’inscrire à cette compétition, je devais être un athlète affilié à la Fédération québécoise d’athlétisme dans le secteur compétitif.

Si la procédure à suivre pour respecter cette exigence était simple et rapide – un simple formulaire à remplir en ligne –, le montant des droits d’adhésion dont je devais m’acquitter me rendait hésitant. J’épargne le lecteur d’embarrassants détails de nature pécuniaire, mais, en bref, la paire de chaussettes YUL qui serait remise en cadeau à tous les participants serait obtenue au prix fort dans mon cas…

J’ai donc hésité pendant quelques jours avant de m’inscrire, tergiversation qui m’a permis de concentrer mon énergie sur ce qui importait réellement : caresser et alimenter mon objectif illusoire.

Pendant quelques jours, j’ai ainsi entretenu l’illusion de terminer l’épreuve en environ 18 minutes. Dans la version haut de gamme de mon fantasme de gloire, j’accélérerais dans les derniers mètres pour franchir le fil d’arrivée en 17 minutes 59 secondes, m’introduisant ainsi de justesse dans la fourchette de minute inférieure.

La réalité des choses m’a toutefois forcé à renoncer à ce premier objectif.

J’avais participé au Big Wolf’s Backyard Ultra moins de deux semaines plus tôt, et je venais de renouer avec les séances d’entraînement par intervalles. Or, ces sorties ne laissaient aucun doute : je n’étais pas prêt. La compétition aurait lieu à peine une semaine plus tard, ce qui rendait impossible tout gain en vitesse d’ici là. En outre, ma forme physique était tout sauf optimale.

Lorsque je me suis décidé à m’inscrire au 5000 m Run-Fast YUL, j’avais revu mon objectif à la baisse, me contentant de la perspective de réussir à retrancher une vingtaine de secondes à mon record personnel sur route. Je n’en prendrais pleinement conscience qu’en franchissant le fil d’arrivée, mais j’étais simplement passé d’une illusion à une autre.

Quelques jours plus tard, sur le trajet que je parcourais à la course en guise d’échauffement pour me rendre sur les lieux de la compétition, ce n’étaient pas mes illusions qui occupaient mes pensées. En fait, l’objectif auquel je m’étais résigné avait cédé sa place dans mon esprit à deux craintes qui avaient fait leur apparition le jour précédent.

La veille, en consultant la répartition des vagues de la compétition, j’ai été frappé de plein fouet par une réalité brutale : la probabilité que je me fasse dépasser par les coureurs plus rapides au cours des dernières minutes. La honte! J’avais examiné la liste des coureurs de ma vague, procédé à quelques calculs… À vrai dire, il s’agissait bien plus d’un sort inéluctable que d’une probabilité.

La veille également, en me demandant quels vêtements je porterais, j’ai été gagné par la crainte d’être démasqué bien avant de franchir le fil d’arrivée. L’épreuve aurait lieu en fin de soirée d’une journée ensoleillée de canicule; la température serait donc plus fraîche, mais une certaine chaleur persisterait. J’avais décidé de porter une camisole. Or, de cette décision découlaient deux problèmes qui menaçaient ma couverture.

La dernière fois que j’avais revêtu ma camisole remontait à environ deux ans. Depuis, elle était restée dans le fond d’un tiroir et s’y était imprégnée d’une odeur en parfaite adéquation avec ce long séjour en confinement. Le second problème était plutôt de nature visuelle : deux taches permanentes de Vaseline à la hauteur des mamelons. La plupart des coureurs de sexe masculin comprendront immédiatement…

Heureusement, les règlements de la compétition exigeaient que le dossard soit porté sur la poitrine. Après avoir pris possession de mon dossard, une fois arrivé sur les lieux de la compétition, je suis parvenu à l’épingler sur ma camisole de sorte à dissimuler quelque peu les taches. Ma couverture demeurait intacte!

Dans les moments qui ont précédé le départ, ma crainte d’être dépassé par des coureurs ayant fait un tour de piste, voire deux ou trois, de plus que moi, s’était dissipée; je m’étais incliné devant l’inévitabilité de mon sort. Idem en ce qui concernait mes craintes d’être démasqué; ni l’odeur ni les taches de ma camisole n’avaient dévoilé ma vraie nature.

Seul subsistait le désir de parcourir 5000 mètres en environ 18 minutes 40 secondes… jusqu’à ce que ma concentration et mes pensées soient perturbées par un incident, quelques instants avant le signal de départ.

Les coureurs de la première vague et moi étions déjà positionnés tout juste derrière la ligne de départ, en attente de l’imminent coup de pistolet – électronique – pour nous élancer, lorsque l’assistante du juge au départ s’est adressée subitement à l’un des participants, Alan Miller, pour lui dire que ses chaussures pourraient ne pas être réglementaires, ce qui invaliderait son éventuel record. Avec assurance, Alan a répondu qu’il s’était renseigné et que le modèle qu’il portait figurait sur la liste des chaussures approuvées.

L’échange m’a étonné un peu. Je l’ignorais alors, mais Alan avait pour objectif de battre le record québécois au 5000 mètres de sa catégorie d’âge (60-64 ans). Non seulement y est-il parvenu, mais il a réussi de manière magistrale en retranchant près de trois minutes au record précédent! Je l’ignorais alors également, mais un duel entre lui et moi allait survenir, une lutte serrée qui, j’ose croire après coup, l’a aidé à élargir de quelques secondes de plus le fossé entre sa performance et le record qu’il a pulvérisé.

L’intervention de l’assistante du juge au départ ne constituait pas un faux départ, mais un rappel de course s’imposait dans les circonstances. Les coureurs ont donc été invités à reculer de quelques pas, puis à s’avancer de nouveau tout juste derrière la ligne de départ. Quelques instants plus tard, le coup de pistolet se faisait enfin entendre.

Pendant les premiers tours de piste, j’ai précédé Alan, jusqu’à ce qu’il me rattrape et me dépasse pour se positionner quelques foulées devant moi. Nous avons maintenu nos positions respectives pendant quelques tours.

Puis, lorsqu’il ne restait qu’environ 600 mètres à l’épreuve, j’ai décidé d’allonger le pas pour rattraper Alan. J’ai maintenu ce rythme pour le dépasser et je me suis rabattu à la corde avant de stabiliser ma vitesse dans le premier couloir.

Nous nous trouvions alors à quelques mètres du début du dernier tour de piste. J’ai décidé d’effectuer une vive accélération sur quelques mètres pour étouffer toute intention de riposte de la part d’Alan à mon dépassement. J’ai conservé mon avance un moment et, croyant que ma manœuvre avait porté ses fruits, j’ai relâché légèrement.

Fier compétiteur et connu pour ses sprints de fin de course, Alan, lui, toutefois, n’avait pas abandonné. Une fois l’épreuve terminée, il m’a raconté qu’il avait accéléré pour me rattraper lorsqu’il lui restait 200 mètres à parcourir…

Lorsque j’ai constaté qu’il avait forcé l’allure pour me rejoindre, nous étions presque côte à côte, à quelques mètres du fil d’arrivée. J’ai contre-attaqué en accélérant, et un sprint final digne des grands événements d’athlétisme s’est ensuivi. J’ignore si un juge de photo d’arrivée a dû intervenir et procéder à quelque vérification, mais j’ai traversé le fil d’arrivée trois centièmes de seconde avant Alan!

J’ai terminé l’épreuve en 19 minutes 9 secondes, déçu de ne pas avoir battu mon record sur route, alors que j’étais « convaincu que je pouvais facilement faire mieux ».

Mais en apprenant qu’Alan avait battu le record québécois de sa catégorie d’âge, j’ai oublié quelque peu cette déception. Je me suis dit qu’en m’infiltrant en intrus parmi des coureurs d’élite et de jeunes espoirs, j’avais peut-être… peut-être… aidé à faire tomber ce record quelques petites secondes plus rapidement…

Enfin, j’espère ne pas me faire d’illusions cette fois-ci…


*Rectification (31 août 2021) : En décembre 2019, j’ai pris part à un demi-marathon sur piste; il s’agissait toutefois d’une piste intérieure, dont le couloir intérieur mesurait 333 mètres (le couloir intérieur de la piste du Stade d’athlétisme Claude-Ferragne, où s’est déroulé le 5000 m Run-Fast YUL, mesure 400 mètres). Ma participation à cette compétition ne m’est jamais revenue à l’esprit lors de la rédaction de ce billet, ni même au cours des journées qui ont précédé l’événement…