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La conjuration des coureurs (acte 3)

Acte 3 – Rencontre au sommet

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Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui.
Jonathan Swift

— Hey, c’est Jay là-bas devant nous, non?

Malgré la pente descendante, Jeremiah éprouvait de grandes difficultés à se mouvoir. Regard invariablement fixé au sol, dos courbé par un poids invisible, il levait à peine les pieds en courant, de sorte qu’un petit nuage de poussière se formait à chacune de ses foulées, créant une longue traînée poussiéreuse derrière lui.

— Il a l’air abîmé le pauvre! ajouta Catherine en riant.

Jeremiah avait passé chacune des secondes qui s’étaient écoulées depuis qu’il avait rebroussé chemin à maudire tout ce qui avait pu lui traverser l’esprit, mais en particulier Catherine. En fait, Jeremiah avait passé de longs moments à lancer des imprécations contre Catherine et ses cuisses, leur souhaitant, à elle et à elles, des malédictions à ce point ignobles que seul un homme aux prises avec de graves troubles de santé mentale pourrait imaginer. Tout dans le visage et le langage corporel de Jeremiah traduisait la pesanteur propre à ce genre d’état d’esprit au moment où Catherine et Adam l’aperçurent.

Pour une énième fois depuis leur départ, Adam accélérera pour rattraper sa partenaire, qui l’avait continuellement distancé jusqu’ici. Pour y parvenir, il dut déployer un effort supplémentaire en raison de la pente ascendante. Constatant qu’il s’agissait bel et bien de Jeremiah, il répondit par l’affirmative, puis demanda :

— C’est quoi le truc qui rebondit sur sa poitrine?

Courant maintenant côte à côte, Catherine et Adam observèrent en silence Jeremiah, qui se trouvait à une cinquantaine de mètres devant eux. Catherine brisa le silence lorsqu’ils arrivèrent à quelques mètres de Jeremiah :

— Jay? Kèss tu fais avec des jumelles autour du cou?

Catherine et Adam arrêtèrent de courir et s’immobilisèrent. Jeremiah s’arrêta à son tour, puis, très lentement, détacha son regard du sol et leva la tête tout aussi lentement. Il regarda Catherine, puis Adam, puis baissa lentement la tête pour regarder ses jumelles. Il écarquilla les yeux de stupeur, comme si une terrible révélation venait de fracasser son existence tout entière.

— Ça me semble évident, non? s’empressa-t-il néanmoins de répondre en adoptant un ton irrité. Je prends plaisir à combiner deux passions, la course à pied et l’observation de la faune.

Jeremiah venait de réaliser qu’il était possible qu’on le trouve plus bizarre d’être en train de courir avec des jumelles accrochées au cou et rebondissant continuellement sur sa poitrine que d’être arrêté un moment, haletant, pour reprendre son souffle. Assaillie de manière inattendue, la crédibilité même de sa stratégie venait d’être fragilisée et était peut-être même irrémédiablement compromise.

Les trois se regardèrent en silence, Catherine et Adam fixant Jeremiah, Jeremiah fixant successivement Catherine, Adam et ses jumelles. Une fois de plus, Catherine brisa le silence :

— Mais tu détestes les animaux! La semaine passée, t’as fait exprès d’écraser un écureuil en voiture!

— Ouais, pis t’étais crampé en plus! ajouta Sam.

— Foutaises! s’insurgea Jeremiah. L’imbécile, agissant tels les traileurs qui font un DNF lors d’un ultramarathon, a été l’artisan de son propre malheur! C’était quoi cette idée de figer, puis d’accélérer au moment même où j’accélérais!?

Nouveau silence.

Un malaise s’installa, un malaise du type de ceux qui s’emparent des interlocuteurs d’une conversation lorsque tous savent que des propos mensongers viennent d’être proférés, mais que l’embarras généralisé est tel qu’il a pour effet de priver quiconque du courage nécessaire pour les relever à voix haute.

Cette fois-ci, ce fut Jeremiah qui brisa le silence :

— Eh bien, chers amis, vos mécréances sont fort intéressantes, mais, comme le ferait un Africain souhaitant demander à son hôte l’autorisation de prendre congé, je dois vous demander la route!

Les trois se regardèrent en silence, Catherine et Adam fixant Jeremiah, Jeremiah fixant successivement Catherine, Adam et ses jumelles.

En relevant sa tête, Jeremiah reprit :

— Je dois, de ce pas, rentrer au bercail pour m’acquitter d’une tâche de la plus haute importance, en l’espèce rédiger une missive de nature officielle!

Conscient que plus il s’attardait, plus sa stratégie des jumelles risquait d’être mise au grand jour pour ce qu’elle était réellement, c’est-à-dire une mascarade, Jeremiah commença aussitôt à courir. Lors de ses premières foulées, il appuya fortement ses pieds au sol et exagéra leur mouvement vers l’arrière pour projeter de la terre et quelques petits cailloux. Catherine et Adam reculèrent d’un pas en écartant les jambes pour éviter d’être atteints. La fierté affectée qu’il dégageait ainsi que son buste et sa tête bien droits donnaient à Jeremiah des airs d’autruche.

— Je suis contraint d’ajourner cette séance à la prochaine chicane, hurla-t-il sans se retourner. À plus!

Catherine et Adam se regardèrent d’un air perplexe, puis observèrent Jeremiah disparaître lentement dans un nuage de poussière.

*

Comme c’était le cas chaque fois qu’il rentrait chez lui après une sortie de course en sentier, Jeremiah fut pris d’un vif désir de « raconter » dans le moindre détail sa séance d’entraînement sur Facebook.

Dans les faits toutefois, il tirait parti de ce genre d’occasion principalement pour se vanter, parfois en travestissant un peu les faits, d’autres fois en fabulant sans vergogne.

Dans l’entrée de son appartement, Jeremiah s’empressa de retirer ses chaussures. Il enleva son chandail cependant qu’il marchait vers la salle de séjour, puis le projeta négligemment dans les airs vers un coin de la pièce. Trempé de transpiration, son chandail atterrit directement sur l’abat-jour d’une lampe d’appoint installée sur une petite table sur laquelle se trouvaient des livres ainsi qu’une myriade de feuilles mobiles remplies de notes et laissées en pagaille. Cet espace de son appartement, Jeremiah l’appelait pompeusement sa « station de lecture et d’érudition ». Presque immédiatement, des gouttes de sueur se mirent à tomber sur les feuilles, que Jeremiah remplissait méticuleusement au fil de ses lectures.

En s’installant devant son ordinateur, Jeremiah retrouva l’écran tel qu’il l’avait laissé : un document Word vierge, à l’exception des mots « Chers notables mongoliens » et, sur la ligne suivante, « Chers mongoliens remarquables », brillait d’un blanc presque aveuglant. En lisant ce qu’il avait écrit, Jeremiah fut de nouveau affligé par le dilemme qui l’avait incité à aller courir en nature pour se changer les idées, et la soudaine envie qui s’était emparée de lui en entrant dans son appartement se volatilisa.

Subitement démoralisé, Jeremiah s’affala lourdement contre le dossier de sa chaise et se mit à fixer le curseur, qui clignotait à intervalles réguliers et sans discontinuer, tel le supplice de la goutte d’eau. Une vive colère commença à monter en lui. Jeremiah serra les dents, puis les poings. Sur son bureau, il aperçut sa balle antistress. Il étira un bras pour la saisir. Constituée en mousse de caoutchouc, cette balle aidait Jeremiah à contrer les accès de frustration et de colère dont il était parfois pris. La devise « Keep calm and go for a run » y était inscrite. En lisant ces mots, la colère de Jeremiah éclata. Il serra la balle dans sa main de toutes ses forces, puis la projeta furieusement contre un mur en hurlant :

— J’AI DÉJÀ COURU!!!

Pour retrouver son calme, Jeremiah décida de consulter son fil de nouvelles Facebook, délaissant ainsi une tâche qu’il estimait pourtant être de la plus haute importance pour l’une de ces activités qu’il décriait si souvent auprès de ses fréquentations comment étant des « frivolités puériles ». Il cliqua sur l’icône de son navigateur Web, et son document Word fut relégué derrière la fenêtre de navigation. Cette disparition apporta à Jeremiah un apaisement instantané.

La première publication qui apparut sur le fil de nouvelles était une vidéo d’un homme qui, à l’instar de la vaste majorité de ses nombreux « amis », Jeremiah n’avait jamais rencontré, mais avec qui il interagissait fréquemment en ligne. Cette vidéo était intitulée « Premier cold plunge réussi : ✔️. Souffrance et fierté : 💯. Moi : 💪 et 🤩 ».

Quel titre de merde, songea Jeremiah en cliquant néanmoins sur la vidéo pour lancer la lecture.

Vêtu de shorts seulement, l’auteur de la vidéo se tenait à côté d’un bassin de bain de glace. En regardant tantôt la caméra, tantôt son bassin, et en gesticulant de manière outrageusement prétentieuse de l’avis de Jeremiah,il raconta qu’il venait de terminer une sortie de course et qu’il s’apprêtait à s’immerger pour la toute première fois dans de l’eau glacée. Il précisa que ce bassin était sa plus récente acquisition et que l’immersion dans de l’eau glacée au terme de ses entraînements lui permettrait de favoriser sa récupération et d’améliorer ses performances en course à pied.

— Pfff, lâcha Jeremiah avec un mépris teinté de jalousie.

L’homme s’approcha du bassin et prit appui sur la bordure. Maladroitement, il leva une jambe en pliant le genou et en se penchant vers l’avant pour amorcer l’immersion. Une hésitation se dégageait de chacun de ses gestes. Lorsqu’il courba le dos, l’homme interrompit subitement sa progression et figea tel quel, les deux mains appuyées sur le bord du bassin, une jambe pliée dans les airs. L’hésitation de l’homme se transforma en réticence flagrante. Il était manifeste que le bassin était légèrement trop haut pour l’homme, et qu’un marchepied lui aurait épargné ce que Jeremiah considérait déjà comme une terrible humiliation auto-infligée.

Pendant que l’homme se tenait dans un équilibre précaire sur une seule jambe, dos courbé, un amas de graisse se forma sur son ventre. Le visage de Jeremiah se plissa en une moue de dégoût lorsqu’il constata qu’un bourrelet reposait sur le bord du bassin. Il s’agissait de la première fois que Jeremiah voyait cet ami Facebook sans chandail, dans une posture aussi peu flatteuse de surcroît.

— Dégoûtant! s’exclama Jeremiah, réalisant que son ami faisait un peu d’embonpoint.

Jeremiah recula la vidéo de quelques secondes pour revoir le début de l’immersion au complet, puis appuya sur pause lorsque le ventre bedonnant de l’homme sa posa sur le bord du bassin. Jeremiah s’approcha de l’écran en plissant des yeux et en fermant partiellement ses paupières, comme s’il était atteint de myopie, et examina le ventre de son ami Facebook pendant de longues secondes.

— T’es un esti de gros blubber toi! grogna-t-il.

Pris d’une soudaine et profonde répugnance envers son ami, Jeremiah décréta qu’il le désignerait dorénavant par le sobriquet « Ventripotent ».

Après quelques secondes de tergiversation, l’homme se résolut à s’immerger dans l’eau glacée. Il se laissa choir jusqu’aux épaules en grimaçant et en poussant quelques « Ouf, ouf, ouf! » et « Aïe, aïe, aïe! ».

— Pathétique! conclut Jeremiah en appuyant néanmoins sur J’aime.

Jeremiah décida de jeter un coup d’œil aux commentaires qu’avait générés cette vidéo. En réponse à une réaction élogieuse à son endroit, l’homme avait expliqué qu’il avait fait preuve de courage et était resté déterminé malgré ses hésitations et ses appréhensions. « Tel est la voit à suivre en course à pied mais chers amis athlète! » pouvait-on lire.

— Assez! ÇA SUFFIT!!! Cet imbécile écrit comme il s’entraîne!

Jeremiah ferma sa page de navigation, et le document Word presque vierge qui l’avait tant démoralisé ressurgit à l’écran. Cette réapparition eut l’effet d’une claque en plein visage. Les yeux de Jeremiah se posèrent sur les mots qui constituaient son début de lettre. « Chers notables mongoliens »… « Chers mongoliens remarquables »…

Jeremiah détourna le regard et constata que la transpiration de son chandail s’était égouttée sur ses précieuses feuilles de notes. Entrevoyant déjà le terrible gâchis causé par sa négligence, Jeremiah s’affala lourdement contre le dossier de sa chaise. Une vive colère commença à monter en lui. Jeremiah serra les dents, puis les poings. Sans le vouloir, son regard se posa sur sa balle antistress. Mais cette fois-ci, seuls les deux premiers mots de la devise inscrite sur sa balle étaient visibles : « Keep calm ». Ce fut la goutte qui fit déborder le vase.

— TABARNAC!!!


Ce texte est un clin d’œil au roman La Conjuration des imbéciles, de John Kennedy Toole.