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Courir dans la douleur pour (éventuellement) guérir – Partie 1

Je pratique la course à pied depuis plusieurs années. Au fil du temps, je suis devenu ce qu’il convient d’appeler un « coureur sérieux ». Je cherche à m’améliorer, à progresser à l’intérieur de mes limites, et je travaille en conséquence. Je m’accorde des jours de congé le moins souvent possible.

À vrai dire, je trouve rarement une raison valable pour sécher un entraînement, même lorsque j’en cherche une ardemment, ou même désespérément. Le plus souvent, j’arrive à la même conclusion : inutile de ne pas courir. Alors, je cours. Comme le dirait un Mandalorien : « Telle est la voie. »

Probablement à l’instar de la plupart des personnes qui pratiquent la course à pied plusieurs fois par semaine, il m’arrive de courir avec des inconforts et des douleurs de toutes sortes. Personnellement, ce qui me permet de continuer à courir malgré ce type de désagréments est une philosophie qui repose sur deux grands principes.

Le premier de ces deux principes se résume ainsi : « Si la douleur ne m’empêche pas de courir, inutile de m’en soucier. »

Je dois toutefois avouer que la mise en pratique de ce principe est souvent plus facile à dire qu’à exécuter. Parfois, je passe la quasi-totalité d’une sortie à m’angoisser à l’idée d’aggraver mon état au point de compromettre ma participation à une compétition ou d’être privé de course pendant plusieurs semaines, tournant et retournant dans ma tête les causes possibles des douleurs et les conséquences probables si je m’entête à continuer à courir.

Lors de ces moments de doute et d’inquiétude, je m’efforce de me convaincre qu’en faisant fi des inconforts et des douleurs, j’aide mon corps à s’adapter toujours un peu plus à l’acte de courir et à devenir plus fort, plus résilient. Après tout, il s’agit de ce qui se produit avec les courbatures et les microdéchirures musculaires. Le stress imposé au corps lors d’une séance d’entraînement a pour effet d’enclencher des mécanismes de réparation qui permettent aux muscles du coureur de se régénérer, de s’adapter, de se renforcer.

Quant à lui, le second grand principe de ma philosophie en matière d’inconforts et de douleurs se résume comme suit : « Si la douleur ne m’empêche pas de courir, inutile d’en savoir plus. »

La mise en pratique de ce principe m’est cependant plus facile.

D’une part, les noms des blessures courantes chez les coureurs sont soit imprononçables, soit rebutants, parfois même les deux à la fois. Métatarsalgie. Fasciite plantaire. Aponévrosite. Périostite. Paraténonite… Le simple fait de lire, d’entendre ou de tenter de prononcer l’un de ces termes suffit à me dissuader d’en apprendre plus sur les blessures qui pourraient expliquer une douleur qui commence à m’inquiéter.

Corollairement, dans mon carnet de course, lorsqu’une douleur semble s’être installée et que la crainte de subir une blessure invalidante me gagne, je me borne à consigner des généralités : « mal au pied droit », « légère douleur dans le coin du tibia gauche » et ainsi de suite. De temps à autre, je me hasarde à écrire le nom d’un muscle.

Cette approche se situe aux antipodes de celle qu’adoptent bon nombre de coureurs, c’est-à-dire chercher à savoir à tout prix et très exactement de quel mal ils sont pris. Comme si le fait d’associer un terme du jargon médical à une douleur soulageait le mal en tant que tel. Certains coureurs vont même jusqu’à prendre une photo d’une partie de leur corps pour la publier dans les médias sociaux ou un groupe de discussion en ligne et demander l’avis – mais idéalement un diagnostic et un pronostic – à de parfaits inconnus…

D’autre part, j’ai été relativement épargné par les blessures depuis que je pratique la course à pied, n’ayant été forcé d’arrêter de courir momentanément qu’à deux ou trois reprises. Je n’ai donc jamais été dans une situation où j’ai dû me renseigner de manière approfondie sur les blessures courantes chez les adeptes de la course à pied.

« Tu es chanceux », me diraient certains coureurs. C’est peut-être vrai.

Mais peut-être aussi qu’en course à pied comme dans plusieurs sphères de la vie, le coureur est l’artisan de sa chance, et la chance est fonction des risques qu’il est prêt à prendre.

Certains coureurs préfèrent ne prendre aucun risque : dès qu’une douleur inhabituelle apparaît, ils cessent de courir par précaution. La prudence excessive de certains d’entre eux donne parfois l’impression qu’une blessure qui les mettrait sur la touche pendant quelque temps aurait des implications aussi sérieuses que celles d’un diagnostic de maladie grave et potentiellement mortelle.

À l’autre extrême se trouvent les coureurs qui continuent, s’entêtent à courir malgré les douleurs et, parfois, les blessures. Dans certains cas, ils le font à leur grand dam, aggravant une blessure au point d’être forcés à l’arrêt pendant plusieurs jours, voire des semaines.

Ces coureurs n’agissent pas par insouciance pure; ils ne sont pas non plus mus par une quelconque compulsion autodestructrice. En réalité, ces coureurs savent que la plupart des inconforts et douleurs qu’ils ressentent en courant s’estompent et disparaissent avec le temps, et souvent même très rapidement. L’expression « Run Through Pain » renferme une part assez importante de vérité, plus grande que ce qui est généralement admis, et ils le savent.

Je fais partie de ces coureurs.

En fait, j’ai accepté l’idée que courir fréquemment – dans mon cas, presque tous les jours et rarement moins d’une heure – et inconforts et douleurs de toutes sortes sont indissociables. Voilà pourquoi un inconfort, une douleur ou même une blessure m’empêchent rarement de courir.

Évidemment, l’insouciance et l’indifférence dont je m’efforce de faire preuve par rapport aux douleurs ne sont pas sans limites. En fait, pour ce qui est de courir en présence d’inconforts et de douleurs, j’observais depuis un certain temps déjà une ligne de conduite simple, mais efficace.

Cette ligne de conduite, que je dois à Joan Roch*, se résume ainsi : si une douleur me force à changer ma posture de course habituelle, je prends une journée de congé, voire davantage s’il le faut.

Ainsi, si ma posture demeure intacte malgré une douleur ou une blessure, j’obéis à la voie du coureur sérieux : je cours.

Avec l’expérience, j’ai enrichi cette ligne de conduite d’une technique que j’ai découverte au cours d’une soirée où je faisais des étirements en buvant un peu de vin.

En étirant mes mollets, j’ai remarqué que l’un d’eux était un peu plus endolori. J’étais légèrement ivre, et les effets analgésiques de l’alcool commençaient à se faire sentir, ce qui explique à coup sûr la suite des choses.

J’ai décidé de forcer un peu l’étirement du mollet en question. J’ai étiré jusqu’au point au-delà duquel la douleur allait devenir difficile à supporter, puis j’ai maintenu la tension. Pendant quelques très brefs instants, j’ai douté de la sagesse de mon geste – toutefois pas au point d’arrêter sur-le-champ pour demander l’avis de coureurs inconnus sur les médias sociaux. Cependant, la douleur s’est estompée après quelques secondes et elle a laissé sa place à une sensation de soulagement. J’ai étiré progressivement encore un peu plus, maintenu, puis relâché. Quelques minutes plus tard, j’ai recommencé, puis encore.

Le lendemain, les douleurs dans le mollet en question avaient disparu. J’avais l’impression d’avoir été doté de deux nouveaux mollets, ou, pour être tout à fait exact, de deux mollets « usés » de manière égale. Cette précision est importante.

Si j’ai accepté qu’inconforts et douleurs de toutes sortes soient indissociables de la course à pied lorsqu’elle est pratiquée de manière quasi quotidienne, je trouve un certain réconfort dans ce havre de quiétude d’esprit que constituent deux jambes endolories, mais à peu près aux mêmes endroits et à des degrés d’intensité semblables.

Quoi qu’il en soit, depuis cette soirée, il m’arrive de recourir à cette technique « vin/étirements » assez fréquemment. Mais, surtout, ce qui est resté dans mon esprit est cette impression : amplifier une douleur intentionnellement, mais de manière pesée, avec une certaine prudence, peut apporter un certain soulagement et même favoriser la guérison.

Le lecteur attentif aura remarqué que j’ai écrit « observais » à propos de ma ligne de conduite pour ce qui est de courir en présence d’inconforts et de douleurs.

En fait, récemment, j’ai découvert que la frontière entre « posture intacte » et « posture altérée » est beaucoup plus vaste que je le croyais. Cette découverte m’a placé dans une situation où j’ai dû décider entre cesser de courir pour guérir et prévenir une blessure, ou demeurer fidèle à la voie du coureur sérieux.

À suivre…


* Joan Roch, Ultra-ordinaire : journal d’un coureur, Montréal, Éditions de l’Homme, 2016, p. 28.