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Vivre l’équivalent de plusieurs vies


Je me souviens encore très bien du jour où nous avons rencontré notre propriétaire pour la toute première fois, mon jumeau et moi. C’était une journée de décembre, et de gros flocons de neige tombaient du ciel.

En marchant vers sa voiture pour rentrer à la maison, notre propriétaire avait levé le rabat de la boîte dans laquelle il nous transportait pour admirer son nouvel achat. Coincé avec mon jumeau dans notre boîte, j’examinais avec émerveillement tous ces flocons qui chutaient du ciel tels des parachutistes obèses largués par milliers depuis un lieu indéterminé dans le ciel.

Observée dans son ensemble, cette neige tombait lentement et donnait même l’impression de traînasser, comme si elle cherchait à temporiser, à repousser l’inévitable. Mais curieusement, lorsque je fixais du regard un seul flocon, la chute semblait aussitôt s’accélérer, comme si cet amas de cristaux de glace en particulier s’était subitement résolu à tout mettre en œuvre pour atteindre son point de chute le plus rapidement possible.

En voyant ce spectacle se déployer sous mes yeux, un grand enthousiasme à l’idée de courir dans la neige avec notre propriétaire m’avait envahi. Cependant, notre propriétaire avait d’autres plans pour nous.

Quelques mètres avant de regagner sa voiture, il a refermé notre boîte, mettant ainsi un terme au spectacle dont je me délectais, mais donnant également le coup d’envoi à une longue période d’attente pour mon jumeau et moi.

De fait, lui et moi avons dû patienter dans la noirceur de notre boîte pendant trois longs mois avant que notre relation avec notre propriétaire ne devienne officiellement un partenariat.

Ce confinement avait certes duré longtemps, trop longtemps même à mon avis, mais je dois admettre que l’attente en avait largement valu la peine.

En fait, notre propriétaire avait préféré nous épargner les rigueurs de l’hiver québécois pour nous étrenner dans une région de la planète où les conditions météorologiques étaient fort plus agréables : la Thaïlande!

Ainsi, pour notre toute première sortie de course à pied, nous nous sommes rendus, tôt un matin, au parc Chatuchak, à Bangkok. Pour notre propriétaire, il s’agissait avant tout d’une sortie de repérage pour une éventuelle séance par intervalles. Toutefois, une surprise insoupçonnée l’attendait sur place.

Notre propriétaire se trouvait à Bangkok avec sa famille depuis quelques jours déjà. Très rapidement, il était tombé amoureux des Thaïlandais, un peuple accueillant, souriant et chaleureux et qui portait une affection spontanée et touchante pour les enfants – du moins pour les siens.

Toutefois, un trait en particulier de la vie à Bangkok le décevait grandement : les adeptes de la course à pied y brillaient par leur absence. En fait, depuis son arrivée dans la capitale de la Thaïlande, notre propriétaire n’avait aperçu pour ainsi dire aucun coureur thaïlandais lors de ses visites et promenades.

Or, ce que notre propriétaire tenait pour une certitude inébranlable s’est effondré d’un seul coup, quelques mètres seulement après être entré dans le parc Chatuchak, c’est-à-dire lorsque des dizaines d’hommes et de femmes s’adonnant à la course à pied sont apparus comme par magie devant ses yeux!

Notre propriétaire comprit alors que les Bangkokiens préféraient nettement courir dans les parcs municipaux. Et à juste titre d’ailleurs!

Îlots de chaleur salutaires, les parcs de Bangkok permettent aux coureurs non seulement de fuir une chaleur qui devient quasi insupportable assez rapidement au cours de la matinée, mais aussi d’échapper à une pollution atmosphérique qui asphyxie trop fréquemment leur ville. À vrai dire, les parcs de la capitale thaïlandaise revêtent quelque chose de surnaturel. Ces lieux semblent impénétrables pour la pollution, comme s’ils étaient entourés de parois invisibles qui maintenaient à distance les polluants contenus dans l’air.

Quelques jours plus tard, en se baladant en famille dans un autre parc de Bangkok, notre propriétaire constaterait que la course à pied est non seulement une activité fort populaire chez les Bangkokiens, mais qu’elle est également pratiquée par des gens de tous les âges ainsi que par toutes sortes de personnes, dont une femme, qui, à la faveur, selon toute vraisemblance, d’une pause au travail, décidera d’enfiler ses chaussures de course, mais sans retirer… son tablier!

Après avoir couru quelques kilomètres dans le parc Chatuchak parmi une foule de ses semblables, notre propriétaire a rebroussé chemin. La distance parcourue lors de notre sortie de course à pied inaugurale totalisait un peu plus de 16 kilomètres. Notre propriétaire était ravi de nos attributs et de notre performance, sentiment de joie que mon jumeau et moi partagions entièrement!

Cependant, le plus important pour lui et moi était que nous venions enfin d’officialiser notre relation de partenariat avec notre propriétaire. Nos aventures en tant que triade pouvaient enfin commencer!

Moins d’un mois plus tard, notre partenaire décida de faire une sortie sur les sentiers du Parc national de Doi Suthep, près de Chiang Mai, la deuxième plus grande ville de la Thaïlande.

Après avoir parcouru les six kilomètres sur route qui séparaient notre logement de ce parc, nous nous sommes attelés à une ascension qui nous a menés au Wat Phrathat Doi Suthep, temple bouddhiste établi à quelque 1070 mètres d’altitude. Les sentiers étaient assez techniques, et, au départ, jonchés d’une multitude de feuilles d’arbres qui dissimulaient le sol, et plusieurs sections étaient assez abruptes.

Fait amusant, le clou de cette sortie a été le Wat Phrathat Doi Suthep, mais pas pour la raison la plus évidente.

En fait, sans le vouloir, notre partenaire a emprunté des sentiers qui nous ont permis d’entrer sur ce site touristique et religieux par l’arrière et d’arriver face à face avec le temple sans avoir payé et sans billet d’entrée! Chemin faisant, nous avions même aperçu quelques bâtiments qui nous avaient semblé être des résidences de moines bouddhistes.

Nous sommes restés sur les lieux quelques brefs instants, puis sommes sortis par le point d’entrée officiel en descendant les fameuses 309 marches de l’escalier aux nagas qui mène directement au Wat Phrathat Doi Suthep. Le tout, sans être le moindrement inquiétés!

Bilan à notre retour au bercail : 26 kilomètres et 980 mètres de dénivelé positif pour une sortie de 3 heures 40 minutes. Cette fois-ci, notre partenaire était ravi de notre « tenue de route », laquelle l’avait mis en confiance lors des montées et des descentes, hormis quelques endroits très techniques et un peu plus périlleux. Mon jumeau et moi étions au comble du bonheur!

Nous l’ignorions alors, mais cette sortie fut tout à fait conséquente avec la philosophie d’utilisation que notre partenaire adopterait à notre égard tout au long de notre relation : des chaussures de course à pied toutes surfaces, toutes circonstances!

Ainsi, au cours des semaines qui suivirent, nous avons couru sur le bitume de la Thaïlande, du Cambodge et du Vietnam, mais aussi sur des sentiers du mont Blanc et de la province historique du Minho.

Après neuf mois d’utilisation, soit un an après avoir fait connaissance avec notre futur partenaire, mon jumeau et moi avions enregistré un peu plus de 1700 kilomètres de course. Tous les trois, nous avions couru dans la neige et sur le sable, dans des flaques d’eau et sur la glace, dans la boue et sur le gravier. Rares étaient les surfaces ou les circonstances qui justifiaient une entorse à la philosophie d’utilisation de notre partenaire.

Je me souviens qu’à cette époque, je croyais que le début de la fin avait sonné pour mon jumeau et moi. Après tout, très peu de coureurs osent utiliser une même paire de chaussures durant autant de kilomètres.

L’année qui suivit sembla me donner raison : notre partenaire fit appel à nous pour courir 300 kilomètres environ seulement. Mon jumeau et moi n’étions plus sa paire de chaussures de course principale. Malgré cette rétrogradation, nous sommes demeurés en état d’alerte et entièrement à la disposition de notre partenaire, tels des militaires se tenant prêts à être mobilisés à tout moment.

Deux ans après cette journée de décembre où nous avions rencontré celui qui deviendrait notre partenaire, un moment déterminant pour mon jumeau et moi arriva.

Notre partenaire avait jeté son dévolu sur nous pour participer à une compétition sur piste intérieure, un demi-marathon. Or, notre partenaire fut satisfait de sa performance, et donc de la nôtre, et décida de modifier sa philosophie d’utilisation à notre égard : il s’emploierait désormais à repousser le plus longtemps possible la fin de notre vie utile. Mon jumeau et moi étions aux anges!

Une ère nouvelle s’ouvrit alors pour notre triade, et au cours de l’année qui suivit, notre partenaire et nous courûmes plus de 2500 kilomètres, portant ainsi le kilométrage total de mon jumeau et moi à plus de 4600!

La détermination de notre partenaire à courir le plus longtemps possible avec nous était telle que lorsque des trous ont commencé à faire leur apparition sur l’avant-pied, il a utilisé des rustines de chambre à air de vélo pour colmater les brèches!

Au moment où j’écris ces lignes, mon jumeau et moi avons parcouru 5173 kilomètres avec notre partenaire. Tous les trois, nous avons vécu de merveilleux moments de course sur toutes sortes de surfaces et dans toutes sortes de conditions. Ces moments sont depuis devenus de merveilleux souvenirs, et je chéris l’un d’eux tout particulièrement.

Cette journée-là, lorsque notre partenaire nous a chaussés, j’ai tout de suite senti que quelque chose de particulier se préparait. Notre partenaire avait revêtu son sac à dos de course, mais il ne transportait rien à l’intérieur…

Très vite, il m’est apparu évident que notre partenaire se dirigeait vers un endroit bien précis. Mais, ne disposant d’aucun indice pour conjecturer sur notre destination, je n’eus d’autre choix que de rester dans l’ignorance pendant de longs kilomètres.

Après presque une heure de course, notre partenaire a arrêté subitement de courir, puis il s’est dirigé à la marche vers un bâtiment un peu étrange. Il a ouvert la porte d’entrée et s’est engagé à l’intérieur.

L’odeur qui imprégnait l’endroit, un mélange d’odeurs de textiles, de machinerie et d’outillage, m’était familière, mais je ne connaissais pas les lieux; je savais toutefois que nous nous trouvions dans une usine de fabrication quelconque.

Notre partenaire se tenait debout, comme s’il attendait que quelqu’un vienne à sa rencontre. Après plusieurs secondes, un homme est venu vers lui. Ils ont échangé quelques mots, puis notre partenaire nous a retirés de ses pieds, mon jumeau et moi.

Je fus frappé de consternation en le voyant s’accroupir pour mettre des chaussures qui nous ressemblaient presque trait pour trait, mais d’une couleur différente.

Cette douleur morale fut cependant éphémère.

Pendant que notre partenaire laçait ses chaussures, l’homme m’a pris dans ses mains. J’ai immédiatement reconnu ses mains, puis la manière dont il me touchait, puis son visage : c’était notre créateur, Mathieu!

Il m’a examiné minutieusement, me tournant, me retournant, puis me tournant de nouveau. Lorsque mon partenaire lui a dit que nous avions plus de 5000 kilomètres au compteur, Mathieu fut stupéfait et s’attacha encore plus aux détails.

Pendant qu’il poursuivait son examen, je me suis mis à l’observer avec une attention tout aussi soutenue.

Dans ses yeux, j’ai vu de la fierté : notre créateur s’enorgueillissait, et avec raison, du fait que le fruit de son labeur puisse avoir une vie aussi longue.

J’ai vu qu’il éprouvait également une joie immense à l’idée de nous récupérer, mon jumeau et moi.

Mais notre partenaire n’avait aucunement l’intention de nous rétrocéder à notre créateur. Tandis qu’il nous glissait dans son sac à dos, j’ai regardé notre créateur pour une toute dernière fois. Cette fois-ci, ce que j’ai vu dans ses yeux était un mélange de chagrin et de déception.

Notre partenaire a échangé quelques mots d’au revoir avec Mathieu, puis il s’est dirigé vers la sortie.

Pendant les premiers kilomètres de notre trajet de retour, j’ai pleuré silencieusement dans le sac à dos de course de notre partenaire.

Mais petit à petit, je me suis ressaisi et je suis parvenu à voir les choses telles qu’elles sont véritablement : jamais dans toute l’Histoire une paire de chaussures de course à pied n’avait connu une vie aussi trépidante et aussi bien remplie!

Et même si, depuis ce jour où j’ai revu notre créateur, notre partenaire a fait appel à mon jumeau et moi seulement à quelques reprises, et pour des distances beaucoup plus courtes que celles auxquelles il nous avait habitués, même si, de temps à autre, je me demande si Mathieu pense parfois à nous, peu de chaussures de course ont rempli leur mission première pendant autant de kilomètres et vécu, ce faisant, l’équivalent de plusieurs vies!