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Matérialisme, publireportages et apparences de conflit d’intérêts


Pendant quelques années, j’ai été abonné à Runner’s World. Toutefois, je n’ai jamais vraiment aimé ce magazine.

Avec ses nombreuses images et pages colorées, Runner’s World était certes une publication dynamique et attrayante visuellement, mais j’y trouvais rarement du contenu utile. En fait, j’ai toujours trouvé que ce magazine contenait trop d’articles sur toutes sortes d’accessoires et de gadgets associés à la course à pied, et pas suffisamment sur la course à pied en tant que telle. Trop d’articles et d’évaluations sur les chaussures de course également. Beaucoup trop.

À vrai dire, la philosophie de la course à pied qui était véhiculée par Runner’s World était aux antipodes de la mienne. Il me semblait même que ce magazine était en proie à un mal. Ce mal se traduisait par une politique rédactionnelle qui amenait les journalistes, rédacteurs et collaborateurs de Runner’s World à traiter de la course à pied de manière superficielle et d’un point de vue très matérialiste. Tel m’apparaissait être l’esprit de ce magazine.

Puis, un jour, j’ai décidé de ne plus renouveler mon abonnement à Runner’s World et de rester fidèle à un autre magazine auquel j’étais également abonné et que je préférais : KMag.

Comparativement à Runner’s World, KMag contenait moins d’annonces publicitaires et n’accordait pas une place aussi démesurée aux chaussures de course, aux accessoires et aux gadgets.

Malheureusement, au fil du temps, j’ai constaté que KMag était, lui aussi, en proie à un mal. Mais si Runner’s World attribuait une importance disproportionnée aux chaussures, aux accessoires et aux gadgets, KMag accordait beaucoup trop de place à la question des blessures. Parfois, certains articles me semblaient même être des publireportages et présenter des apparences de conflit d’intérêts.

Il y avait, évidemment, la traditionnelle chronique de Blaise Dubois.

Les lecteurs assidus de KMag savent que chaque numéro contient un texte signé par ce physiothérapeute sur l’une des blessures les plus courantes chez les coureurs. Fondateur de La Clinique Du Coureur, Blaise Dubois y décrit les symptômes et signes indicateurs de la blessure « en vedette » et offre des suggestions de traitement.

Paradoxe amusant, la chronique de Blaise Dubois figure dans une section de deux pages consacrées aux blessures en course à pied qui s’intitule « Blessures » et qui fait elle-même partie d’une section nommée… « TOP FORME »!

Quoi qu’il en soit, les chroniques de Blaise Dubois sont certes instructives et éclairantes pour les coureurs, et peuvent même aider à identifier, à prévenir et à guérir une blessure.

Pour ma part, toutefois, je remarquais de temps à autre un fait qui m’apparaissait un peu moins amusant : cette section de deux pages sur les blessures était parfois suivie par une pleine page publicitaire qui invitait les lecteurs blessés à consulter « une clinique spécialisée en course à pied reconnue par » La Clinique Du Coureur…

Parfois, la place exagérée qu’accordait KMag à la question des blessures se présentait sous une forme un peu plus subtile et indirecte.

Par exemple, l’article intitulé « Je cours, donc je sais? », paru dans le numéro du printemps de 2021*.

À l’aide de questions suggestives, l’auteur de ce texte affirme tout d’abord que pratiquer la course à pied depuis quelques années, lire sur le sujet, consulter des programmes d’entraînement ou avoir du succès en compétition ne font pas d’un coureur un spécialiste ou un expert.

L’auteur fait ensuite valoir que recourir aux services d’un entraîneur qui possède des certifications reconnues, comme celles octroyées par le Programme national de certification des entraîneurs, d’un éducateur physique ou d’un kinésiologue détenant une formation universitaire est une « valeur sûre pour les personnes souhaitant maintenir la forme, améliorer leur condition physique ou performer » (c’est moi qui souligne; vous comprendrez pourquoi un peu plus loin).

L’auteur énumère ensuite quelques exemples de services que ces spécialistes peuvent fournir à leurs clients grâce à leurs connaissances et à leurs compétences : analyser une tâche sportive, utiliser des outils d’évaluation et interpréter les résultats, planifier en fonction des objectifs et du niveau, assurer une supervision et adapter la charge d’entraînement.

L’auteur termine son texte en affirmant que choisir « quelqu’un qui a une formation et des compétences reconnues dans le domaine afin de bénéficier d’un encadrement et d’une périodisation adaptés à la course à pied et aux particularités de la personne qui la pratique est le choix sensé. »

Si le lecteur arrête sa lecture au point final de cet article, rien ne lui aura semblé particulièrement scandaleux ou susceptible de reproches.

Par contre, si ses yeux s’aventurent un peu plus bas sur la page, plus précisément là où figurent, en caractères plus petits, le nom et le titre de l’auteur, le lecteur constatera que ce texte a été rédigé par François Lecot, qui est un kinésiologue agréé par la Fédération des kinésiologues du Québec, ce qui signifie qu’il est titulaire d’un baccalauréat en kinésiologie (il s’agit de l’une des exigences d’agrément). Autre « coïncidence » : l’auteur est également un entraîneur certifié par le Programme national de certification des entraîneurs.

Dans les domaines du journalisme et de la publicité, un texte ainsi rédigé tient de ce que l’on appelle un publireportage, c’est-à-dire un message publicitaire présenté sous une forme journalistique qui vise à mieux faire connaître un produit ou un service. En règle générale, ce type de texte est clairement identifié comme tel dans les publications, ce qui n’est pas le cas pour cet article en particulier de KMag.

Le numéro de l’automne 2021 de KMag comporte un autre exemple tout aussi intéressant

Dans un reportage intitulé « Tendances en médecine du sport »**, Blaise Dubois, Olivier Roy-Baillargeon, Jean-François Esculier et Simon Benoit, qui font tous partie de l’équipe de La Clinique Du Coureur, proposent quelques points de vue forts intéressants sur les anti-inflammatoires, l’application de glace sur les blessures et les interventions chirurgicales méniscales, entre autres sujets.

Encore une fois, ce texte était instructif et éclairant, et je l’ai lu en ayant une opinion favorable… jusqu’à ce que je lise la toute dernière phrase du reportage : « Offrez-vous la santé par la course à pied. »

J’ai immédiatement pensé à un livre que Blaise Dubois avait publié environ deux ans auparavant. Et pour cause! Le titre de cet ouvrage est La Clinique Du Coureur, la santé par la course à pied.

Je me suis alors demandé si les auteurs de ce reportage invitaient les lecteurs à « s’offrir la santé » en pratiquant la course à pied, ou plutôt en recourant aux services d’une certaine clinique et en se procurant un certain livre…

Même si j’estime que KMag accorde une place trop importante aux blessures, et que certains de ses articles ressemblent à des publireportages ou revêtent des apparences de conflit d’intérêts, le problème, le vrai, réside peut-être ailleurs, du moins pour les lecteurs assidus de ce magazine.

Mon expérience personnelle m’a appris que la plupart des inconforts et des douleurs associées à la course à pied disparaissent en continuant à courir. Je sais également d’expérience que le corps s’adapte toujours en peu plus à la course à pied et qu’il se renforce au fil du temps, acquérant dans la foulée une plus grande résistance aux blessures. Voilà pourquoi courir fréquemment, et continuer à courir fréquemment malgré certaines douleurs, est un bon moyen d’éviter les blessures.

Évidemment, le corps a ses limites, lesquelles varient d’un coureur à l’autre, tout comme d’ailleurs le seuil de tolérance aux douleurs. Mais en publiant, numéro après numéro, des articles qui associent course à pied et blessures, KMag risque d’exacerber chez ses lecteurs la pire crainte des coureurs : subir une blessure.

Certains d’entre eux pourraient même en arriver à penser qu’ils sont blessés et qu’ils doivent absolument consulter un professionnel de la santé dès l’apparition de la moindre douleur. Pire encore : certains pourraient décider d’arrêter de courir pendant un certain temps par crainte de se blesser, augmentant du même coup les risques qu’ils se blessent lorsqu’ils reprendront la course.


* François Lecot, « Je cours, donc je sais? », KMag, printemps 2021, p. 46.

**Blaise Dubois, Olivier Roy-Baillargeon, Jean-François Esculier et Simon Benoit, « Tendances en médecine du sport », KMag, automne 2021, p. 15 à p. 19.